VASQUEZ MONTALBAN Manuel - Le pianiste (p.196-198)
... La France fait un complexe d'infériorité musicale face aux
Italiens et aux Allemands, mais en revanche elle a une conscience claire de sa
grandeur universelle tant en littérature que dans les arts plastiques.
‑ Satie courait sur des échasses derrière la musique et il ne l'a jamais rattrapée.
‑ Qu'est‑ce que vous dites ?
Milhaud n'avait peut‑être pas entendu ce qu'avait dit Doria ou peut‑être n'avait‑il pas aimé ce qu'il avait entendu. Le sourire continuait à illuminer son large visage de bon vivant , d'un calme apparent à peine trahi par les éclairs incisifs, rapides, pointus du regard, un visage ambigu entre deux rondeurs : l'épaisse chevelure brune et le non moins épais et fort double menton qui pendait au‑dessus de sa lavallière.
‑ Satie n'a jamais été un vrai musicien.
‑ Une telle affirmation demande une justification à la hauteur de son audace.
Qu'est‑ce que l'hippopotame, monsieur Milhaud, chair ou poisson ?
‑ Chair, évidemment.
‑ Mais il ne vit que dans l'eau. Satie est comme un hippopotame tournesol.
‑ Pauvre Satie. Il se méfiait beaucoup du jugement de la postérité, mais il est mort au moins dans l'assurance de passer à l'histoire de la musique, pas dans celle des sciences naturelles.
Milhaud rit à nouveau, la bouche en demi‑lune, large, comme si elle essayait de tenir autant de place que le menton, mais ses yeux pointus étaient fixés sur le méprisant Doria et c'est à lui qu'il adressa ses arguments.
« Sans Satie, l'avant‑garde musicale française d'aujourd'hui est inexplicable. Tout comme sont inexplicables le cubisme et le fauvisme sans les impressionnistes. Lorsque Satie commençait à composer, dans les années quatre‑vingt, le débat se situait entre Wagner et Berlioz. Satie ne prit parti ni pour l'un, ni pour l'autre. Il avait toujours eu l'intuition de ce qui allait se passer et peut‑être est‑il passé avec trop d'insouciance sur ses propres trouvailles. Mais je vous donnerai un exemple. Il était un musicien tout à fait accompli en 1917, son prestige atteignait presque celui de Ravel, d'Indy ou Debussy. C'est alors qu'il rencontre Cocteau et ils collaborent ensemble pour le ballet Parade. Notez bien, jeune homme : livret de Cocteau, décors de Picasso, musique de Satie. Ce fut le premier spectacle cubiste et Satie avait alors cinquante et un ans. Je mettrai chapeau bas devant vous si à cinquante et un ans vous êtes capable de créer quelque chose d'aussi radicalement nouveau, nouveau en 1917, que Parade. Le scandale fut énorme et le nationalisme musical réactionnaire, celui‑là même qui est en train de renaître, qui renaîtra sans doute encore dans la lutte esthétique contre le Front populaire, accusa Satie, Picasso et Cocteau, les auteurs, et Apollinaire, le propagandiste, et Diaghilev, le réalisateur du ballet, il les accusa d'être des boches, des collaborateurs de l'étranger. Satie apporte une nouvelle écoute dans Parade, et après guerre, avec l'irruption du jazz américain, beaucoup ont pris conscience que cette nouvelle écoute était nécessaire pour entendre Parade. Vous l'avez présente à l'esprit? Non?
‑ Je suppose que vous faites allusion au Ragtime du paquebot? ‑ Mention très bien, monsieur...
‑ Rosell. Albert Rosell.
‑ Satie courait sur des échasses derrière la musique et il ne l'a jamais rattrapée.
‑ Qu'est‑ce que vous dites ?
Milhaud n'avait peut‑être pas entendu ce qu'avait dit Doria ou peut‑être n'avait‑il pas aimé ce qu'il avait entendu. Le sourire continuait à illuminer son large visage de bon vivant , d'un calme apparent à peine trahi par les éclairs incisifs, rapides, pointus du regard, un visage ambigu entre deux rondeurs : l'épaisse chevelure brune et le non moins épais et fort double menton qui pendait au‑dessus de sa lavallière.
‑ Satie n'a jamais été un vrai musicien.
‑ Une telle affirmation demande une justification à la hauteur de son audace.
Qu'est‑ce que l'hippopotame, monsieur Milhaud, chair ou poisson ?
‑ Chair, évidemment.
‑ Mais il ne vit que dans l'eau. Satie est comme un hippopotame tournesol.
‑ Pauvre Satie. Il se méfiait beaucoup du jugement de la postérité, mais il est mort au moins dans l'assurance de passer à l'histoire de la musique, pas dans celle des sciences naturelles.
Milhaud rit à nouveau, la bouche en demi‑lune, large, comme si elle essayait de tenir autant de place que le menton, mais ses yeux pointus étaient fixés sur le méprisant Doria et c'est à lui qu'il adressa ses arguments.
« Sans Satie, l'avant‑garde musicale française d'aujourd'hui est inexplicable. Tout comme sont inexplicables le cubisme et le fauvisme sans les impressionnistes. Lorsque Satie commençait à composer, dans les années quatre‑vingt, le débat se situait entre Wagner et Berlioz. Satie ne prit parti ni pour l'un, ni pour l'autre. Il avait toujours eu l'intuition de ce qui allait se passer et peut‑être est‑il passé avec trop d'insouciance sur ses propres trouvailles. Mais je vous donnerai un exemple. Il était un musicien tout à fait accompli en 1917, son prestige atteignait presque celui de Ravel, d'Indy ou Debussy. C'est alors qu'il rencontre Cocteau et ils collaborent ensemble pour le ballet Parade. Notez bien, jeune homme : livret de Cocteau, décors de Picasso, musique de Satie. Ce fut le premier spectacle cubiste et Satie avait alors cinquante et un ans. Je mettrai chapeau bas devant vous si à cinquante et un ans vous êtes capable de créer quelque chose d'aussi radicalement nouveau, nouveau en 1917, que Parade. Le scandale fut énorme et le nationalisme musical réactionnaire, celui‑là même qui est en train de renaître, qui renaîtra sans doute encore dans la lutte esthétique contre le Front populaire, accusa Satie, Picasso et Cocteau, les auteurs, et Apollinaire, le propagandiste, et Diaghilev, le réalisateur du ballet, il les accusa d'être des boches, des collaborateurs de l'étranger. Satie apporte une nouvelle écoute dans Parade, et après guerre, avec l'irruption du jazz américain, beaucoup ont pris conscience que cette nouvelle écoute était nécessaire pour entendre Parade. Vous l'avez présente à l'esprit? Non?
‑ Je suppose que vous faites allusion au Ragtime du paquebot? ‑ Mention très bien, monsieur...
‑ Rosell. Albert Rosell.