SÜSSKIND Patrick - La contrebasse (p.36-37)
... Non, vraiment, on ne naît pas contrebassiste. On le devient, par des voies détournées, par l'effet du hasard et de la déception. Je peux bien dire que chez nous, à l'Orchestre National, sur huit contrebassistes il n'y en a pas un qui n'ait été malmené par la vie et qui ne porte sur le visage les traces des blessures qu’il en a reçues. Une destinée de contrebassiste typique, c'est par exemple la mienne : un père dominateur, fonctionnaire, aucun sens artistique; une mère faible, jouant de la flûte et passionnée par tous les arts; l'enfant que j'étais idolâtrait sa mère; ma mère n'avait d'yeux que pour mon père; mon père adorait ma petite sœur; et moi personne ne m'aimait... Je parle, subjectivement, bien sûr. Par haine pour mon père, je décidai de n'être pas fonctionnaire, mais artiste; mais, pour me venger de ma mère, je choisis l'instrument le plus grand, le plus encombrant, le moins fait pour jouer en solo; et pour la vexer quasi mortellement, tout en faisant un pied de nez à mon père dans sa tombe, voilà que je deviens tout de même fonctionnaire : contrebassiste à l'Orchestre National, troisième pupitre. Et là, jour après jour, je tombe à bras raccourcis sur le plus grand des instruments féminins (je parle de sa forme) et, par contrebasse interposée, je viole ma propre mère. Et ce perpétuel coït symbolique et incestueux est bien sûr un désastre moral perpétuel. Ce désastre moral, il est inscrit sur le visage de tous les bassistes. Voilà pour l'aspect psychanalytique de cet instrument. Seulement, ça ne sert pas à grand‑chose de le savoir, parce que... la psychanalyse, elle est au bout du rouleau. Tout le monde le sait, aujourd'hui, que la psychanalyse. est au bout du rouleau; et elle‑même est la première à le savoir. Parce que, et d'une, la psychanalyse soulève beaucoup plus de questions qu'elle n'est capable d'en résoudre, comme une hydre (je parle au figuré) qui se trancherait elle‑même la tête, et c'est là sa contradiction interne impossible à surmonter, et qui il étouffe; et parce qu'ensuite la psychanalyse est aujourd'hui devenue marchandise courante. Tout le monde le sait. Tenez, sur les cent vingt‑six musiciens de l'orchestre, plus de la moitié sont en analyse. Autant dire que ce qui, voilà un siècle, aurait été ou aurait pu être une découverte scientifique sensationnelle est désormais tellement normal que plus personne ne s'en émeut. A moins que cela vous étonne qu'il y ait dix pour cent de dépressifs? Ça vous étonne? Moi, ça ne m'étonne pas. Vous voyez...