BERNHARD Thomas - Le naufragé (p.94-95)
...Notre existence consiste à être continuellement contre la nature et à procéder contre la nature, disait Glenn, à procéder contre la nature jusqu'au moment où nous baissons les bras parce que la nature est plus forte que nous, nous qui, par outrecuidance, avons fait de nous‑mêmes un produit de l'art. Nous ne sommes pas des hommes, nous sommes des produits de l'art, l'interprète au piano est un produit de l'art, une chose répugnante, dit‑il pour conclure. Nous sommes ceux qui voulons continuellement échapper à la nature mais nous n'y arrivons pas, naturellement, dit‑il, pensai‑je, nous restons sur le carreau. Au fond, nous voulons être piano, dit il, non pas homme mais piano, notre vie durant nous voulons être piano et pas homme, nous fuyons l'homme que nous sommes pour devenir entièrement piano, et pourtant cela échoue nécessairement, et pourtant nous ne voulons pas y croire, c'est lui qui parle. L'interprète au piano (il ne disait jamais pianiste 1) est celui qui veut être piano, et je me dis d'ailleurs chaque jour, au réveil, que je veux être le Steinway, non point l'homme qui joue sur le Steinway, c'est le Steinway lui‑même que je veux être. Parfois nous sommes proches de cet idéal, dit‑il, très proches, spécialement quand nous croyons que nous sommes d'ores et déjà fous, quasiment sur le chemin de cette démence que nous craignons plus que tout au monde. Il haïssait l'idée de n'être qu'un médiateur de musique entre Bach et le Steinway et de se retrouver un jour broyé entre Bach et le Steinway, un jour, c'est lui qui parle, je serai broyé entre Bach d'une part et le Steinway d' autre part, dit‑il, pensai‑je.
À longueur de vie, j'ai peur d'être broyé entre Bach et Steinway, et je dois faire un effort démesuré pour échapper à cette horreur, dit‑il. L'idéal serait que je sois Steinway, je pourrais me passer de Glenn Gould, dit‑il, en étant Steinway, je pourrais rendre Glenn Gould superflu. Mais il n'y a pas, à ce jour, un seul interprète au piano qui soit parvenu à se rendre superflu en étant Steinway, c est Glenn qui parle. Me réveiller un jour et être Steinway et Glenn en un seul, dit‑il, pensai je, Glenn Steinway, Steinway Glenn, uniquement pour Bach.) Probablement Wertheimer haïssait‑il Glenn, probablement me haïssait‑il moi aussi, pensai‑je, cette pensée reposait sur des milliers, voire sur des dizaines de milliers de remarques se rapportant à Wertheimer lui‑même, mais également à Glenn et à moi. Et je n'étais moi‑même pas exempt de haine envers Glenn, pensai‑je, je haïssais Glenn à tout moment, en même temps je l'aimais avec la plus extrême conséquence. Rien de plus effrayant, en effet, que de rencontrer un homme si grand que sa grandeur nous annihile et de devoir assister à ce processus et de devoir le subir, et aussi, finalement et au bout du compte, de devoir l'accepter alors même que nous ne croyons pas véritablement à un tel processus, toujours pas, jusqu'à ce qu'il‑se soit imposé à nous comme un fait incontournable, pensai‑je, au moment où il est trop tard pour nous.