ENQUIST Anne - Le secret (p.20-21)
... Dans la salle à manger, se dressent les chaises droites recouvertes de leur douce étoffe. Celle de papa possède des accoudoirs sur lesquels il pose les bras. Dora a pris son bain et va s'asseoir sur les genoux de maman. il y a un plat de framboises sur la table. Papa regarde le journal. "Tu ne devrais pas faire ça, Emma, pas en ce moment. Ce serait mal interprété.
‑ Mais c'est de musique qu'il s'agit? C'est mon métier. Le chef est néerlandais !
‑ Mais tu chantes en allemand. Tu devrais éviter toute allusion."
Emma ne dit mot. Elle chantonne un air de valse dans les cheveux de Dora.
"Je comprends ce que tu veux dire, Egbert, mais c'est d'ores et déjà convenu et réglé. Nous donnons la Fledermaus et, pour la saison prochaine, nous choisirons une opérette française, je te le promets!"
Egbert soupire. Il va s'asseoir sous la lampe de lecture en emportant le journal.
Emma pose les assiettes et les verres sales sur le plateau, tandis que, par les portes coulissantes restées ouvertes, Dora entre dans la pièce qui donne sur le jardin. Celle où se trouve le grand piano noir.
Les trois gros pieds descendent en s'amincissant et atterrissent sur de petites roulettes posées chacune sur une coupelle d'ébène. Lorsqu'on est assis sous le piano, on voit son ventre, non pas noir, mais de la couleur du bois naturel, formé d'épaisses côtes sur lesquelles on a collé un revêtement laqué luisant. Deux câbles d'acier descendent vers les pédales dorées, canalisés par une colonne noire qui se termine un peu au‑dessus du sol.
Devant le piano, se trouve un large tabouret que Dora escalade pour atteindre les touches. Le clavier est recouvert d'une sorte de petite couverture, qu'elle retire. Alors s'ouvre le royaume mystérieux du noir et du blanc : îlots alternés de deux et trois touches noires émergeant d'une mer de touches blanches d'ivoire mat. Dora, agenouillée, cherche la chanson qu'elle a entendue cet après‑midi, le mouvement berceur d'un son lourd, qu'elle joue à gauche, et de deux sons légers, à droite, au‑dessus duquel dansait la mélodie, qu'elle chante en pensée.
Tout à coup, maman est derrière elle et fredonne aussi. A présent, une vraie chanson plane au-dessus du jeu de Dora, pas tout à fait pareille à celle que chantait Koos, mais presque. Maman s'assied au piano et prend Dora sur les genoux. Du pied, elle marque chaque son lourd d'un bref coup de pédale. Le son s'amplifie, vibre encore un moment après que la touche est remontée et se mêle aux notes légères qui le survolent. Maintenant, elle chante à pleine voix : "Glücklich ist.. wer vergisst.. was doch nicht zu ändern ist. "
Les mains de maman jouent aussi à présent, amplifiant l'harmonie. Dora, dont les joues se sont empourprées, chante avec sa mère.
"Maintenant, Dora va au lit."
Papa est debout à côté du piano. Il semble vouloir fermer le couvercle et écarter maman de l'instrument. Mais il n'ajoute rien.
Au lit, elle frappe de la main gauche contre le lourd chevet, puis, de la main droite, deux petits coups contre la paroi latérale. Ainsi, elle pose les jalons de la chanson, ainsi, elle peut continuer à chanter sans que personne ne l'entende, sans que papa ne la dérange. Ainsi, elle peut renouveler sans cesse la forme de la chanson, pour la prolonger toujours, toujours...
‑ Mais c'est de musique qu'il s'agit? C'est mon métier. Le chef est néerlandais !
‑ Mais tu chantes en allemand. Tu devrais éviter toute allusion."
Emma ne dit mot. Elle chantonne un air de valse dans les cheveux de Dora.
"Je comprends ce que tu veux dire, Egbert, mais c'est d'ores et déjà convenu et réglé. Nous donnons la Fledermaus et, pour la saison prochaine, nous choisirons une opérette française, je te le promets!"
Egbert soupire. Il va s'asseoir sous la lampe de lecture en emportant le journal.
Emma pose les assiettes et les verres sales sur le plateau, tandis que, par les portes coulissantes restées ouvertes, Dora entre dans la pièce qui donne sur le jardin. Celle où se trouve le grand piano noir.
Les trois gros pieds descendent en s'amincissant et atterrissent sur de petites roulettes posées chacune sur une coupelle d'ébène. Lorsqu'on est assis sous le piano, on voit son ventre, non pas noir, mais de la couleur du bois naturel, formé d'épaisses côtes sur lesquelles on a collé un revêtement laqué luisant. Deux câbles d'acier descendent vers les pédales dorées, canalisés par une colonne noire qui se termine un peu au‑dessus du sol.
Devant le piano, se trouve un large tabouret que Dora escalade pour atteindre les touches. Le clavier est recouvert d'une sorte de petite couverture, qu'elle retire. Alors s'ouvre le royaume mystérieux du noir et du blanc : îlots alternés de deux et trois touches noires émergeant d'une mer de touches blanches d'ivoire mat. Dora, agenouillée, cherche la chanson qu'elle a entendue cet après‑midi, le mouvement berceur d'un son lourd, qu'elle joue à gauche, et de deux sons légers, à droite, au‑dessus duquel dansait la mélodie, qu'elle chante en pensée.
Tout à coup, maman est derrière elle et fredonne aussi. A présent, une vraie chanson plane au-dessus du jeu de Dora, pas tout à fait pareille à celle que chantait Koos, mais presque. Maman s'assied au piano et prend Dora sur les genoux. Du pied, elle marque chaque son lourd d'un bref coup de pédale. Le son s'amplifie, vibre encore un moment après que la touche est remontée et se mêle aux notes légères qui le survolent. Maintenant, elle chante à pleine voix : "Glücklich ist.. wer vergisst.. was doch nicht zu ändern ist. "
Les mains de maman jouent aussi à présent, amplifiant l'harmonie. Dora, dont les joues se sont empourprées, chante avec sa mère.
"Maintenant, Dora va au lit."
Papa est debout à côté du piano. Il semble vouloir fermer le couvercle et écarter maman de l'instrument. Mais il n'ajoute rien.
Au lit, elle frappe de la main gauche contre le lourd chevet, puis, de la main droite, deux petits coups contre la paroi latérale. Ainsi, elle pose les jalons de la chanson, ainsi, elle peut continuer à chanter sans que personne ne l'entende, sans que papa ne la dérange. Ainsi, elle peut renouveler sans cesse la forme de la chanson, pour la prolonger toujours, toujours...