HAMSUN Knut - Mystères (p.235-238)
... Ils passèrent dans la salle pour regarder le spectacle.
Un grand barbu entra alors, un étui à violon à la main. C'était l'organiste qui
venait de terminer son numéro et rentrait chez lui. Il s'arrêta, salua et parla
avec Nagel du violon. Minute était effectivement venu le voir au sujet de
l'instrument; malheureusement c'était impossible, c'était un héritage et il y
était attaché comme à un être humain. D'ailleurs son nom y était gravé, ce
n'était pas un violon ordinaire... Et il ouvrit délicatement l'étui.
Le bel instrument brun était entouré de soie rouge, les cordes protégées par du coton.
« N'est‑ce pas qu'il est beau ? » Et les trois lettres minuscules en rubis, en haut du manche, signifiaient Gustav Adolph Christensen. Non, il n'était pas possible de vendre une pièce pareille; que ferait‑on après, lorsque les jours seraient plus longs à nouveau? Mais s'il s'agissait seulement d'essayer l'instrument, c'était autre chose...
Non, Nagel ne voulait pas l'essayer.
Cependant l'organiste avait sorti entièrement le violon et continuait à en parler tandis que le public applaudissait les deux gymnastes qui terminaient leur numéro. Le violon était dans sa famille depuis trois générations et il était exceptionnellement léger, voyez vous‑même, prenez‑le dans votre main, si vous voulez...
Nagel admit qu'il était léger comme une plume, le tourna et caressa les cordes. D'un air connaisseur il déclara :
« C'est un Mittelwalder, je vois. »
Ce n'était pas bien difficile à savoir, le nom étant gravé dans le fond; pourquoi dès lors cet air de connaisseur?
Lorsque le public eut fini d'applaudir il se leva sans prononcer un mot, prit l'archet et, au milieu du bruit des gens qui quittaient la pièce, commença à jouer; petit à petit le calme revint dans la salle.
Ce petit homme large d'épaules, habillé de jaune criard, les frappait tous d'ébahissement.
Et que jouait‑il? Une chanson, une barcarolle, une danse, une danse hongroise de Brahms, un pot‑pourri passionné, un jeu aux tonalités rudes et voluptueuses qui s'infiltraient partout. Il penchait la tête de côté et tout paraissait mystérieux; son exhibition hors programme, dans le noir, au fond de la salle, son apparence peu discrète, la dextérité sauvage de ses doigts, tout troublait les assistants et les faisait penser à un magicien. Il joua plusieurs minutes. Le public resta assis, comme envoûté. Il passa ensuite à un lourd, à un sinistre pathos, un jeu fort de la puissance d'une fanfare; il ne bougeait pas, seul son bras remuait et sa tête était toujours penchée. Il était apparu à l'improviste et avait surpris, en dehors des organisateurs, tous ces braves habitants et paysans qui ne comprenaient pas; son jeu leur paraissait bien meilleur qu'il n'était en réalité, meilleur que toute autre chose, bien qu'il jouât avec une passion excessive. Après quatre ou cinq minutes, il se mit soudain à produire des sons horribles, un cri désespéré, un hurlement si pénible qu'ils se demandèrent tous où cela finirait; mais il cessa après trois ou quatre mouvements d'archet. Il s'arrêta et posa l'instrument. Le public ne réalisa pas immédiatement et les applaudissements, fous et persistants, ne se déclenchèrent qu'après une minute. Certains montèrent sur les sièges en criant « Bravo! » L'organiste reprit son violon avec une profonde révérence et après l'avoir touché amoureusement, le remit dans son étui; puis il saisit Nagel par la main et le remercia plusieurs fois. Tout n'était que bruit et confusion; le docteur Stenersen accourut, essoufflé, et attrapa Nagel par le bras en lui criant :
« Mais bon sang, vous jouez, vous jouez quand même... ! »
Mlle Andresen, assise tout près de lui, le fixait avec étonnement :
« Vous aviez dit que vous ne saviez pas jouer? déclara‑t‑elle.
- C'est vrai, je ne sais pas jouer, enfin pas beaucoup; c'est trop peu pour en parler. Si vous saviez comme c'était minable, comme c'était faux! Pourtant cela sonnait juste, n'est‑ce pas? Hé, il faut étonner son monde, sans se gêner... Mais allons retrouver nos verres.
Voulez‑vous demander à Mlle Gude de nous suivre? »
Ils se dirigèrent tous vers la pièce voisine. Le publie était toujours sous l'emprise de cet homme mystérieux; même le commissaire Reinert l'arrêta un instant pour lui dire au passage :
« Je vous remercie pour l'invitation chez vous l'autre soir. Je n'ai malheureusement pas pu venir; mais je tiens à vous en remercier, c'était très aimable à vous.
‑ Pourquoi avoir terminé par ces sons affreux? demanda Mlle Andresen.
‑ Je ne sais pas, avoua Nagel, ce fut ainsi. J'ai voulu marcher sur la queue du diable. »...
Le bel instrument brun était entouré de soie rouge, les cordes protégées par du coton.
« N'est‑ce pas qu'il est beau ? » Et les trois lettres minuscules en rubis, en haut du manche, signifiaient Gustav Adolph Christensen. Non, il n'était pas possible de vendre une pièce pareille; que ferait‑on après, lorsque les jours seraient plus longs à nouveau? Mais s'il s'agissait seulement d'essayer l'instrument, c'était autre chose...
Non, Nagel ne voulait pas l'essayer.
Cependant l'organiste avait sorti entièrement le violon et continuait à en parler tandis que le public applaudissait les deux gymnastes qui terminaient leur numéro. Le violon était dans sa famille depuis trois générations et il était exceptionnellement léger, voyez vous‑même, prenez‑le dans votre main, si vous voulez...
Nagel admit qu'il était léger comme une plume, le tourna et caressa les cordes. D'un air connaisseur il déclara :
« C'est un Mittelwalder, je vois. »
Ce n'était pas bien difficile à savoir, le nom étant gravé dans le fond; pourquoi dès lors cet air de connaisseur?
Lorsque le public eut fini d'applaudir il se leva sans prononcer un mot, prit l'archet et, au milieu du bruit des gens qui quittaient la pièce, commença à jouer; petit à petit le calme revint dans la salle.
Ce petit homme large d'épaules, habillé de jaune criard, les frappait tous d'ébahissement.
Et que jouait‑il? Une chanson, une barcarolle, une danse, une danse hongroise de Brahms, un pot‑pourri passionné, un jeu aux tonalités rudes et voluptueuses qui s'infiltraient partout. Il penchait la tête de côté et tout paraissait mystérieux; son exhibition hors programme, dans le noir, au fond de la salle, son apparence peu discrète, la dextérité sauvage de ses doigts, tout troublait les assistants et les faisait penser à un magicien. Il joua plusieurs minutes. Le public resta assis, comme envoûté. Il passa ensuite à un lourd, à un sinistre pathos, un jeu fort de la puissance d'une fanfare; il ne bougeait pas, seul son bras remuait et sa tête était toujours penchée. Il était apparu à l'improviste et avait surpris, en dehors des organisateurs, tous ces braves habitants et paysans qui ne comprenaient pas; son jeu leur paraissait bien meilleur qu'il n'était en réalité, meilleur que toute autre chose, bien qu'il jouât avec une passion excessive. Après quatre ou cinq minutes, il se mit soudain à produire des sons horribles, un cri désespéré, un hurlement si pénible qu'ils se demandèrent tous où cela finirait; mais il cessa après trois ou quatre mouvements d'archet. Il s'arrêta et posa l'instrument. Le public ne réalisa pas immédiatement et les applaudissements, fous et persistants, ne se déclenchèrent qu'après une minute. Certains montèrent sur les sièges en criant « Bravo! » L'organiste reprit son violon avec une profonde révérence et après l'avoir touché amoureusement, le remit dans son étui; puis il saisit Nagel par la main et le remercia plusieurs fois. Tout n'était que bruit et confusion; le docteur Stenersen accourut, essoufflé, et attrapa Nagel par le bras en lui criant :
« Mais bon sang, vous jouez, vous jouez quand même... ! »
Mlle Andresen, assise tout près de lui, le fixait avec étonnement :
« Vous aviez dit que vous ne saviez pas jouer? déclara‑t‑elle.
- C'est vrai, je ne sais pas jouer, enfin pas beaucoup; c'est trop peu pour en parler. Si vous saviez comme c'était minable, comme c'était faux! Pourtant cela sonnait juste, n'est‑ce pas? Hé, il faut étonner son monde, sans se gêner... Mais allons retrouver nos verres.
Voulez‑vous demander à Mlle Gude de nous suivre? »
Ils se dirigèrent tous vers la pièce voisine. Le publie était toujours sous l'emprise de cet homme mystérieux; même le commissaire Reinert l'arrêta un instant pour lui dire au passage :
« Je vous remercie pour l'invitation chez vous l'autre soir. Je n'ai malheureusement pas pu venir; mais je tiens à vous en remercier, c'était très aimable à vous.
‑ Pourquoi avoir terminé par ces sons affreux? demanda Mlle Andresen.
‑ Je ne sais pas, avoua Nagel, ce fut ainsi. J'ai voulu marcher sur la queue du diable. »...