MAKINE Andreï - LA MUSIQUE D'UNE VIE (p.25-28)
...La musique! Cette fois, j'ai le
temps de saisir l'écho des dernières notes, comme un fil de soie à la
sortie du chas. Je reste quelques instants sans bouger, guettant une nouvelle
sonorité au milieu de la torpeur des corps endormis. Je sais maintenant que je
n'ai pas rêvé, j'ai même à peu près compris d'où venait la musique. Ce n'était
d'ailleurs que de brefs éveils de clavier, très espacés., assourdis par
l'encombrement des couloirs, effacés par les ronflements.
je regarde ma montre: trois heures
et demie. Plus que l'heure et le lieu où naît cette musique, c'est son
détachement qui me surprend. Elle rend parfaitement inutile ma colère
philosophique d'il y a quelques minutes. Sa beauté n'invite pas à fuir l'odeur
des conserves et de l'alcool qui stagne au‑dessus de l'amoncellement des
dormeurs. Elle marque tout simplement une frontière, esquisse un autre ordre
des choses. Tout s'éclaire soudain d'une vérité qui se passe de mots: cette
nuit égarée dans un néant de neige, une centaine de passagers recroquevillés ‑
chacun paraissant souffler tout doucement sur l'étincelle fragile de sa vie ‑,
cette gare aux quais disparus, et ces notes qui s'instillent comme des instants
d'une nuit tout autre.
Je me lève, je traverse la salle et je monte par le vieil escalier de bois. En tâtonnant, je parviens jusqu'à la baie vitrée du restaurant. Le noir est complet. La main glissant sur le mur, j'aboutis dans un cul‑de‑sac, trébuche sur une pile de couvertures des wagons‑lits, décide d'abandonner mes recherches. Un accord très lent vibre longuement à l'autre bout du couloir. Je m'y dirige, guidé par l'épuisement du son, je pousse une porte et me retrouve dans un passage où filtre déjà un peu de lumière. Rangés contre les murs, se dressent les drapeaux, les pancartes avec les portraits des dirigeants du Parti, tout l'attirail des manifestations. Le passage donne accès à une pièce encore plus encombrée. Deux armoires aux portes ouvertes, des pyramides de chaises, des piles de draps. Derrière les armoires brille un faisceau de lumière. je m'avance avec l'impression de rattraper le bout d'un songe et de m'y installer. Un homme, que je vois de profil, est assis devant un grand piano à queue, une valise aux angles nickelés posée près de sa chaise. Je pourrais le prendre pour le vieillard qui dormait sur les pages de sa Pravda. Il est vêtu d'un manteau semblable, plus long peut‑être, il porte la même chapka noire. Une torche électrique, laissée à gauche du clavier, éclaire les mains de l'homme. Il a des doigts qui n'ont rien à voir avec les doigts d'un musicien. De grosses phalanges rudes, bosselées, couvertes de rides brunies. Ces doigts se déplacent sur le clavier sans appuyer, marquent des pauses, s'animent, accélèrent leur course silencieuse, s'emportent dans une fuite fiévreuse, on entend le claquement des ongles sur le bois des touches. Soudain, au plus fort de ce vacarme muet, une main, ne se maîtrisant plus, s'abat sur le clavier, une gerbe de notes fuse. Je vois que l'homme, amusé sans doute par cette maladresse, interrompt ses gammes inaudibles et se met à pousser de petits rires chuchotés, des petits gloussements de vieillard espiègle. Il lève même une main et la plaque contre sa bouche pour retenir ces toussotements de rire... Tout à coup, je comprends qu'il pleure.
Je me lève, je traverse la salle et je monte par le vieil escalier de bois. En tâtonnant, je parviens jusqu'à la baie vitrée du restaurant. Le noir est complet. La main glissant sur le mur, j'aboutis dans un cul‑de‑sac, trébuche sur une pile de couvertures des wagons‑lits, décide d'abandonner mes recherches. Un accord très lent vibre longuement à l'autre bout du couloir. Je m'y dirige, guidé par l'épuisement du son, je pousse une porte et me retrouve dans un passage où filtre déjà un peu de lumière. Rangés contre les murs, se dressent les drapeaux, les pancartes avec les portraits des dirigeants du Parti, tout l'attirail des manifestations. Le passage donne accès à une pièce encore plus encombrée. Deux armoires aux portes ouvertes, des pyramides de chaises, des piles de draps. Derrière les armoires brille un faisceau de lumière. je m'avance avec l'impression de rattraper le bout d'un songe et de m'y installer. Un homme, que je vois de profil, est assis devant un grand piano à queue, une valise aux angles nickelés posée près de sa chaise. Je pourrais le prendre pour le vieillard qui dormait sur les pages de sa Pravda. Il est vêtu d'un manteau semblable, plus long peut‑être, il porte la même chapka noire. Une torche électrique, laissée à gauche du clavier, éclaire les mains de l'homme. Il a des doigts qui n'ont rien à voir avec les doigts d'un musicien. De grosses phalanges rudes, bosselées, couvertes de rides brunies. Ces doigts se déplacent sur le clavier sans appuyer, marquent des pauses, s'animent, accélèrent leur course silencieuse, s'emportent dans une fuite fiévreuse, on entend le claquement des ongles sur le bois des touches. Soudain, au plus fort de ce vacarme muet, une main, ne se maîtrisant plus, s'abat sur le clavier, une gerbe de notes fuse. Je vois que l'homme, amusé sans doute par cette maladresse, interrompt ses gammes inaudibles et se met à pousser de petits rires chuchotés, des petits gloussements de vieillard espiègle. Il lève même une main et la plaque contre sa bouche pour retenir ces toussotements de rire... Tout à coup, je comprends qu'il pleure.