NOOTEBOOM Cees - Philippe et les autres (p.18-19)
... Mon oncle Alexander s'assit à côté de moi, et je compris que
la fête était finie. A Hilversum, ‑le contrôleur l'aida à descendre, car il
était à présent très fatigué et avait l'air très vieux.
« Je vais jouer pour toi, cette nuit, dit‑il ‑ car la nuit
était tombée et les rues étaient désertes.
Jouer? Comment cela? " demandai‑je, mais il ne répondit pas. A vrai dire, il ne me prêtait plus guère attention, pas plus dans la rue qu'une fois arrivé à la maison, dans la grande pièce.
Il s'assit au clavecin et je me postai derrière lui, suivant des yeux ses mains qui imprimaient deux tours à la petite clé avant de soulever le couvercle. « Partita, dit‑il, symphonie », et il commença a jouer. Je n'avais rien entendu de pareil, et je pensai que mon oncle Alexander était le seul à pouvoir produire de tels sons. Ils semblaient provenir d'un passé reculé et, quand je, retournai m'étendre sur le canapé, j'eus aussi l'impression qu'ils venaient de très loin.
Je distinguais toutes sortes de choses dans le jardin, et l'on aurait dit que toutes s'accordaient à cette musique et aux reniflements étouffés de mon oncle Alexander.
De temps à autre, il prononçait soudain une parole.
« Sarabande, lançait‑il, sarabande. " Et ensuite « Menuet. »
La pièce s'emplissait de sons, et j'aurais voulu qu'il ne s'arrêtât jamais, car je sentais bien que le morceau tirait à sa fin. Quand il eut cessé de jouer, je l'entendis haleter. Il demeura un instant assis dans la même .attitude, puis il se leva et se tourna vers moi. Ses yeux étincelaient, ils étaient très grands, vert sombre, et ses grandes mains blanches voletaient dans la pièce.
" Allons, tu ne te lèves pas ? dit‑il. Il faut te lever. Je me levai et m'approchai de lui.
« Voici monsieur Bach ». dit‑il.
Je ne voyais personne mais lui, sûrement, voyait quelqu'un, car il sourit d'un air étrange et dit « Je vous présente Philippe, Philippe Emmanuel. "
J'ignorais que je portais aussi le prénom d'Emmanuel mais par la suite on me raconta qu'à ma naissance, mon oncle Alexander avait beaucoup insisté pour qu'on me baptisât ainsi, car c'était le nom d'un des fils de Bach.
« Tends la main à monsieur Bach, reprit mon oncle. Allons, tends‑lui la main. "
Je ne crois pas avoir eu peur. Je tendis le bras dans le vide et fis semblant de serrer une main invisible. Soudain, j'aperçus au mur une gravure représentant un gros homme coiffé d'une cascade de boucles, qui me considérait d'un air aimable, mais de très loin. J. ‑S. Bach, lisait‑on sous le portrait.
« Voilà, dit mon oncle, voilà.
Puis‑je aller me coucher maintenant, mon oncle? demandai‑je, car j'étais très fatigué.
Te coucher? Oui, bien sûr. Il nous faut dormir », fit‑il, et il me. conduisit dans une petite chambre au papier peint à fleurettes jaunes où trônait un lit de fer à boutons de cuivre.
« Il y un pot de chambre dans la table de chevet grise » dit-il, et il sortit. Je tombai aussitôt dans le sommeil.
Jouer? Comment cela? " demandai‑je, mais il ne répondit pas. A vrai dire, il ne me prêtait plus guère attention, pas plus dans la rue qu'une fois arrivé à la maison, dans la grande pièce.
Il s'assit au clavecin et je me postai derrière lui, suivant des yeux ses mains qui imprimaient deux tours à la petite clé avant de soulever le couvercle. « Partita, dit‑il, symphonie », et il commença a jouer. Je n'avais rien entendu de pareil, et je pensai que mon oncle Alexander était le seul à pouvoir produire de tels sons. Ils semblaient provenir d'un passé reculé et, quand je, retournai m'étendre sur le canapé, j'eus aussi l'impression qu'ils venaient de très loin.
Je distinguais toutes sortes de choses dans le jardin, et l'on aurait dit que toutes s'accordaient à cette musique et aux reniflements étouffés de mon oncle Alexander.
De temps à autre, il prononçait soudain une parole.
« Sarabande, lançait‑il, sarabande. " Et ensuite « Menuet. »
La pièce s'emplissait de sons, et j'aurais voulu qu'il ne s'arrêtât jamais, car je sentais bien que le morceau tirait à sa fin. Quand il eut cessé de jouer, je l'entendis haleter. Il demeura un instant assis dans la même .attitude, puis il se leva et se tourna vers moi. Ses yeux étincelaient, ils étaient très grands, vert sombre, et ses grandes mains blanches voletaient dans la pièce.
" Allons, tu ne te lèves pas ? dit‑il. Il faut te lever. Je me levai et m'approchai de lui.
« Voici monsieur Bach ». dit‑il.
Je ne voyais personne mais lui, sûrement, voyait quelqu'un, car il sourit d'un air étrange et dit « Je vous présente Philippe, Philippe Emmanuel. "
J'ignorais que je portais aussi le prénom d'Emmanuel mais par la suite on me raconta qu'à ma naissance, mon oncle Alexander avait beaucoup insisté pour qu'on me baptisât ainsi, car c'était le nom d'un des fils de Bach.
« Tends la main à monsieur Bach, reprit mon oncle. Allons, tends‑lui la main. "
Je ne crois pas avoir eu peur. Je tendis le bras dans le vide et fis semblant de serrer une main invisible. Soudain, j'aperçus au mur une gravure représentant un gros homme coiffé d'une cascade de boucles, qui me considérait d'un air aimable, mais de très loin. J. ‑S. Bach, lisait‑on sous le portrait.
« Voilà, dit mon oncle, voilà.
Puis‑je aller me coucher maintenant, mon oncle? demandai‑je, car j'étais très fatigué.
Te coucher? Oui, bien sûr. Il nous faut dormir », fit‑il, et il me. conduisit dans une petite chambre au papier peint à fleurettes jaunes où trônait un lit de fer à boutons de cuivre.
« Il y un pot de chambre dans la table de chevet grise » dit-il, et il sortit. Je tombai aussitôt dans le sommeil.