CARUSO Alfio - Willy Melodia (p.157-158)
... Le pianiste du Paradise était Pat, un escogriffe irlandais avec une masse indisciplinée de boucles rousses. Il assurait aussi les fonctions de chorégraphe auprès des six danseuses, dont le rôle était ensuite de s'asseoir sur les genoux des clients dépourvus de compagnie féminine. Pat était doué, il sentait le rythme comme personne. J'espérais le remplacer au piano pendant ses pauses du soir qui duraient le temps d'un whisky et de deux bouffées du cigare pointant de la poche de sa veste à carreaux. Mais Pat était à juste titre jaloux de son Steinway. Il a peur que tu le lui désaccordes, m'a dit Sperandeo. Pat était aussi gentil, à sa façon : dans un flot de paroles incompréhensibles et avec quelques gestes clairs il me permettait de m'asseoir au piano pendant la pause de l'après-midi lorsqu'il se plongeait dans la lecture des pronostics des courses. Je répétais ce que j'avais entendu. Outre le jazz, Pat aimait le ragtime et Gershwin : son exécution de 'S Wonderful, I've got a Crush on You, I Got Rhytm, Embraceable You était impeccable. Mais son mérite à mon égard a été autre : il m'a fait comprendre l'importance des airs et des chansons que chacun porte dans son âme. On l'appelait la musique country, les Blancs du Sud l'opposaient au jazz des Noirs, mais c'était un patrimoine commun. Dans ces années-là, à Chicago comme à New-York, à la Nouvelle Orléans comme à Baltimore, esquisser Under the Double eagle, Over the Waves, Wildwood Flower, Little Log Cabin by the Sea, Will the Circle Be Unbroken, c'était comme entrer aujourd'hui dans un ^piano bar italien et écouter Volare et Sapore di sale : ça fait du bien au cœur, vous voyez ce que je veux dire?...