GARY Romain - Le luth (p.36-38)
... Ahmed était dans la petite cour
intérieure en train de jouer au trictrac avec un voisin, lorsque le comte fit
son entrée dans le magasin. Quelque chose dans son visage, dans son attitude,
fît courir sur l'échine pourtant blasée de l'antiquaire un délicieux frisson
d'anticipation. Le diplomate était extrêmement grave, sévère même, avec une
trace de colère dans le regard et dans le pli de ses lèvres serrées; il tenait
à la main sa canne avec une expression de détermination et presque de défi.
Ahmed reconnut même dans son attitude cet air de supériorité que les employés
subalternes des ambassades prenaient en général pour s'adresser à quelqu'un qui
n'était, après tout, qu'un marchand des souks; il eut de la peine à réprimer un
sourire lorsque le comte, sans répondre à ses salutations, lui parla avec
sécheresse et brusquerie.
‑ Cet instrument de musique que j'ai acheté chez vous l'autre jour... Comment cela s'appelle-t‑il, déjà...
Un oûd, Excellence, répliqua Ahmed, al oûd ..
‑ Parfaitement, parfaitement, Eh bien, figurez‑vous, les enfants en sont fous... je vous étonnerai peut‑être en vous disant que ma femme elle-même...
Ahmed attendit, le sourcil levé, le visage figé, le tue-mouche immobile dans sa main potelée.
‑ Bref, ils veulent tous apprendre à jouer de l'instrument. H n'est question que de cela à la maison. Je leur ai promis de vous en parler pour voir si vous ne pourriez pas nous trouver un professeur.
‑ Un professeur d'oûd, Excellence ? murmura Ahmed.
- Il hocha la tête. Il fit mine de réfléchir longuement. Les yeux mi‑clos, il semblait passer en revue les uns après les autres les milliers de joueurs d'oûd qu'il connaissait à Istanbul. Il prenait son plaisir, un peu trop lourdement, peut-être, mais c'était la revanche d'une longue année de patience et d'anticipation. Le comte se tenait droit devant lui, la tête haute, dans une attitude de dignité et de noblesse‑au‑dessus‑de‑tout‑soupçon qui allait droit au cœur du vieux jouisseur. C'était un des bons moments de la vie. Il faisait durer le plaisir, impitoyablement.
‑ Voyons! s'exclama‑t‑il enfin. Où avais‑je donc la tête? Mon neveu est un joueur d'oûd de grand talent et il va sans dire, Excellence, qu'il sera heureux de se mettre à votre disposition...
À partir de ce jour, deux ou trois fois par semaine, le jeune neveu d'Ahmed montait les marches de la villa de Thérapia. Il saluait gravement l'ambassadrice et était conduit par un domestique dans le cabinet du comte. On entendait alors, pendant une heure, le son du luth dans la maison.
Mme de N... se tenait assise dans le petit salon voisin du cabinet de son mari et calculait que les notes devaient être entendues dans tout l'étage, dans l'appartement des enfants et surtout en bas, chez les domestiques. Pendant tout le temps que le jeune musicien était là, elle demeurait enfermée dans son salon, tordant un mouchoir entre ses mains, incapable de penser à autre chose, luttant en vain contre une certitude qui la hantait depuis si longtemps... Les notes s'élevaient régulièrement, mélodieuses et hardies sous les doigts du professionnel, malhabiles et tâtonnantes sous ceux de l'amateur. En quelques leçons, Mme de N... vieillit de dix ans. Elle attendait l'inévitable. Tous les jours, elle allait se réfugier dans la petite église française de Péra et priait longuement. Mais elle ne se contenta pas de prier. Elle était décidée à aller beaucoup plus loin. Elle était prête à aller jusqu'au bout de sa tendresse et de son dévouement. Elle était prête à aller jusqu'au bout de l'humiliation dans sa lutte pour l'honneur, puisque ce n'était pas de son honneur à elle qu'il s'agissait ‑ il y avait si longtemps que la question ne se posait plus! Elle prit donc ses précautions, le plus discrètement possible. Si bien que lorsque le jour tant redouté vint enfin, il la trouva armée.
Cela se produisit vers la cinquième ou sixième visite du jeune musicien...
‑ Cet instrument de musique que j'ai acheté chez vous l'autre jour... Comment cela s'appelle-t‑il, déjà...
Un oûd, Excellence, répliqua Ahmed, al oûd ..
‑ Parfaitement, parfaitement, Eh bien, figurez‑vous, les enfants en sont fous... je vous étonnerai peut‑être en vous disant que ma femme elle-même...
Ahmed attendit, le sourcil levé, le visage figé, le tue-mouche immobile dans sa main potelée.
‑ Bref, ils veulent tous apprendre à jouer de l'instrument. H n'est question que de cela à la maison. Je leur ai promis de vous en parler pour voir si vous ne pourriez pas nous trouver un professeur.
‑ Un professeur d'oûd, Excellence ? murmura Ahmed.
- Il hocha la tête. Il fit mine de réfléchir longuement. Les yeux mi‑clos, il semblait passer en revue les uns après les autres les milliers de joueurs d'oûd qu'il connaissait à Istanbul. Il prenait son plaisir, un peu trop lourdement, peut-être, mais c'était la revanche d'une longue année de patience et d'anticipation. Le comte se tenait droit devant lui, la tête haute, dans une attitude de dignité et de noblesse‑au‑dessus‑de‑tout‑soupçon qui allait droit au cœur du vieux jouisseur. C'était un des bons moments de la vie. Il faisait durer le plaisir, impitoyablement.
‑ Voyons! s'exclama‑t‑il enfin. Où avais‑je donc la tête? Mon neveu est un joueur d'oûd de grand talent et il va sans dire, Excellence, qu'il sera heureux de se mettre à votre disposition...
À partir de ce jour, deux ou trois fois par semaine, le jeune neveu d'Ahmed montait les marches de la villa de Thérapia. Il saluait gravement l'ambassadrice et était conduit par un domestique dans le cabinet du comte. On entendait alors, pendant une heure, le son du luth dans la maison.
Mme de N... se tenait assise dans le petit salon voisin du cabinet de son mari et calculait que les notes devaient être entendues dans tout l'étage, dans l'appartement des enfants et surtout en bas, chez les domestiques. Pendant tout le temps que le jeune musicien était là, elle demeurait enfermée dans son salon, tordant un mouchoir entre ses mains, incapable de penser à autre chose, luttant en vain contre une certitude qui la hantait depuis si longtemps... Les notes s'élevaient régulièrement, mélodieuses et hardies sous les doigts du professionnel, malhabiles et tâtonnantes sous ceux de l'amateur. En quelques leçons, Mme de N... vieillit de dix ans. Elle attendait l'inévitable. Tous les jours, elle allait se réfugier dans la petite église française de Péra et priait longuement. Mais elle ne se contenta pas de prier. Elle était décidée à aller beaucoup plus loin. Elle était prête à aller jusqu'au bout de sa tendresse et de son dévouement. Elle était prête à aller jusqu'au bout de l'humiliation dans sa lutte pour l'honneur, puisque ce n'était pas de son honneur à elle qu'il s'agissait ‑ il y avait si longtemps que la question ne se posait plus! Elle prit donc ses précautions, le plus discrètement possible. Si bien que lorsque le jour tant redouté vint enfin, il la trouva armée.
Cela se produisit vers la cinquième ou sixième visite du jeune musicien...