PASKOV Victor - Ballade pour Georg Henig (p.95-97)
... Une charrette rouge était arrêtée
devant la cave de Georg Henig. Le cheval hochait la tête tandis que le
charretier lui frappait paresseusement l'arrière‑train avec le manche de son
fouet. Grigor Avramov, joueur de timbale à l'Opérette, Robert Dimov, second
trompette, Robertovitch, contrebassiste, et mon père, armés de longues cordes
de dockers, s'affairaient autour du buffet qui se dressait au‑dessus de leur
tête comme un roc enneigé.
‑ Poco a poco! Plus doucement! criait Robertovitch.
‑ Allez, un peu plus presto, vas‑y vivace, quel lambin! s'exclamait Avramov, impatienté.
‑ Andante! Vous croyez peut‑être que je suis une grue? Un peu plus comodo, vous allez me casser les bras!
Mon père ne cessait de renifler, tout content.
Pas à pas, ils réussirent à porter le buffet jusqu'à la charrette. Ils abaissèrent le panneau arrière et posèrent une barre transversale. Le Rouquin et sa femme étaient sortis dans la rue. Ils regardaient et se taisaient, maussades. Les passants s'arrêtaient, restaient là, bouche bée, curieux de voir comment on chargerait la merveille sur la charrette. Le charretier regardait avec fierté autour de lui. Mon père feignait de ne pas remarquer l'attroupement.
Après maints efforts, ils parvinrent à installer le buffet au milieu de la charrette. Le charretier cria « hue » d'une voix tonitruante, agita le fouet ‑ la lance dessina dans les airs un serpent gracieux ‑ et le fit claquer sur le dos du cheval. Celui‑ci renâcla, secoua la tête; ses muscles gonflèrent sa robe brune et la charrette s'ébranla lentement.
Grigor Avramov, Robertovitch, Robert Dimov et mon père se tenaient aux quatre coins du buffet comme des gardes autour d'un sarcophage. La charrette retentissait sur les pavés. J'étais assis, raide, sur le siège du cocher. Ce furent des minutes indescriptibles.
Les voisins avaient formé une haie d'honneur sur les deux trottoirs de la rue Iskar. Ma mère avait réussi à répandre la nouvelle. Il y avait Stamène et Vraja, leur fils Guéorgui et leur fille Toni; Pépi et Manoltcho avec leur fils Vladko et leur fille Vantché; Yordé et Frossa, Mitko, Lili et Lioubka (oh! comme ils m'enviaient!); Tsanka, Rolenska et Rolenski, Boika et sa fille Bouba, Mirtcho, le responsable de l'immeuble et le premier infarctus du quartier, sa femme Malinka, leur fille Stanka et leur fils Stanko. Il y avait aussi Kanguel qui se grattait la tête, derrière les oreilles, et n'en croyait pas ses yeux, Yordane, couvert de farine, le mécanicien Pavel, l'horloger tonton Bram affublé d'une loupe verte sur l'oreille droite, l'Estropié qui vendait des graines de tournesol et au kiosque duquel j'avais un jour mis le feu. Tous, sans exception, s'étaient attroupés sur les deux côtés de la rue, et ils regardaient, bouche bée, les yeux écarquillés, tandis que le soleil doré brillait dans leur bouche et dardait ses rayons jusque dans les entrailles des infidèles qui doutaient de mon père. Le ciel bleu se répandait et se déversait au‑dessus des têtes, les arbres se dressaient paisiblement, les bras repliés, et leurs chevelures vertes et désordonnées flottaient au vent. On n'entendait aucun bruit, excepté le martèlement des sabots sur le pavé et un soupir profond, souterrain, qui venait des entrailles de la terre :
‑ A‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑ah!!!
Le buffet‑iceberg fendait l'espace de sa poitrine blanche; les poignées jaunes de ses portes attiraient les rayons du soleil comme dans un tour de magie et lançaient des étincelles de feu en forme de confettis. Les quatre amis se tenaient raides, comme des statues en écume de mer.
Devant la vieille maison juive de la rue Iskar ancienne ambassade italienne, puis maison close, puis sépulcre des pauvres et glacière où nous étions entassés comme des rats dans un piège ‑, ma mère nous attendait, avec ses cheveux bruns, ses yeux noirs, ses pommettes saillantes, son visage que l'émotion rendait blême, sa robe d'indienne et son petit col blanc. Dans son trouble, elle froissait son col entre ses doigts.
La charrette s'arrêta.
Le charretier cria : « Ho‑o‑o‑o‑o‑o‑o‑p 1 » d'une voix de stentor; le cheval se figea, un sabot en l'air et la tête penchée vers la droite.
Mon père exécuta un bond aussi léger que gracieux et mit pied à terre. Il s'approcha de ma mère d'une démarche sautillante, comme s'il avait des ressorts sous les pieds, avant de s'arrêter devant elle et de lui adresser un signe de tête bref et brusque.
Elle lui répondit par une révérence timide. Il la prit par la taille; ils entrelacèrent leurs doigts et tendirent leurs bras.
Les oreilles des habitants du quartier se tendirent : ils retenaient leur souffle. Il se fit un silence solennel.
Tout à coup, des sons triomphants éclatèrent, jaillissant du buffet comme d'un extraordinaire orgue Silbermann, et emplirent le quartier de leurs échos. On pouvait voir l'air vibrer autour du buffet qui exécutait, aidé par tous ses tiroirs, ses portes, son placard et sa penderie, des sons si puissants que les feuilles des arbres tombaient dans la bouche grande ouverte des voisins et des passants. C'était une merveilleuse musique, un cocktail de notes uniques, une résonance pleine de sensibilité, une apothéose, une cantate, un oratorio, un hymne à la vie, une symphonie céleste, le rugissement polyphonique des cinq océans; et mon père et ma mère dansaient, jeunes et remplis d'allégresse, dansaient, amoureux et grisés, dansaient, dansaient et dansaient encore.
Des voix cristallines s'écoulaient de la petite pharmacie, douces comme un baume. Les basses grondaient de la penderie, assombries et feutrées. Des thèmes et des motifs pour flûte se déroulaient du placard de gauche, comme des saucisses liées les unes aux autres. Du placard de droite parvenait le tintement triomphant des casseroles et des poêles, semblable à celui des cymbales dans les Danses Polovtsiennes de Borodine : boum‑ta ta, boum‑ta ta; le petit bar déversait les accords cristallins d'une harpe avec une douceur liquoreuse; dans le tiroir, cuillères et fourchettes s'entrechoquaient énergiquement, comme des castagnettes dans un capriccio espagnol. Le buffet déversait une orgie musicale, il grondait, rugissait, tonnait, débordait! Le quartier écoutait, frappé de stupeur, tandis que mes parents valsaient.
Ensuite, on se saoula. Robert Dimov et Grigor Avramov tenaient sous les aisselles Manoltcho qui se Précipitait, comme le rustre du conte «Le plus incroyable » de Hans Christian Andersen, pour fendre de sa hache notre buffet, cette œuvre extraordinaire sortie des mains de mon père frappé dans sa dignité.
‑ Poco a poco! Plus doucement! criait Robertovitch.
‑ Allez, un peu plus presto, vas‑y vivace, quel lambin! s'exclamait Avramov, impatienté.
‑ Andante! Vous croyez peut‑être que je suis une grue? Un peu plus comodo, vous allez me casser les bras!
Mon père ne cessait de renifler, tout content.
Pas à pas, ils réussirent à porter le buffet jusqu'à la charrette. Ils abaissèrent le panneau arrière et posèrent une barre transversale. Le Rouquin et sa femme étaient sortis dans la rue. Ils regardaient et se taisaient, maussades. Les passants s'arrêtaient, restaient là, bouche bée, curieux de voir comment on chargerait la merveille sur la charrette. Le charretier regardait avec fierté autour de lui. Mon père feignait de ne pas remarquer l'attroupement.
Après maints efforts, ils parvinrent à installer le buffet au milieu de la charrette. Le charretier cria « hue » d'une voix tonitruante, agita le fouet ‑ la lance dessina dans les airs un serpent gracieux ‑ et le fit claquer sur le dos du cheval. Celui‑ci renâcla, secoua la tête; ses muscles gonflèrent sa robe brune et la charrette s'ébranla lentement.
Grigor Avramov, Robertovitch, Robert Dimov et mon père se tenaient aux quatre coins du buffet comme des gardes autour d'un sarcophage. La charrette retentissait sur les pavés. J'étais assis, raide, sur le siège du cocher. Ce furent des minutes indescriptibles.
Les voisins avaient formé une haie d'honneur sur les deux trottoirs de la rue Iskar. Ma mère avait réussi à répandre la nouvelle. Il y avait Stamène et Vraja, leur fils Guéorgui et leur fille Toni; Pépi et Manoltcho avec leur fils Vladko et leur fille Vantché; Yordé et Frossa, Mitko, Lili et Lioubka (oh! comme ils m'enviaient!); Tsanka, Rolenska et Rolenski, Boika et sa fille Bouba, Mirtcho, le responsable de l'immeuble et le premier infarctus du quartier, sa femme Malinka, leur fille Stanka et leur fils Stanko. Il y avait aussi Kanguel qui se grattait la tête, derrière les oreilles, et n'en croyait pas ses yeux, Yordane, couvert de farine, le mécanicien Pavel, l'horloger tonton Bram affublé d'une loupe verte sur l'oreille droite, l'Estropié qui vendait des graines de tournesol et au kiosque duquel j'avais un jour mis le feu. Tous, sans exception, s'étaient attroupés sur les deux côtés de la rue, et ils regardaient, bouche bée, les yeux écarquillés, tandis que le soleil doré brillait dans leur bouche et dardait ses rayons jusque dans les entrailles des infidèles qui doutaient de mon père. Le ciel bleu se répandait et se déversait au‑dessus des têtes, les arbres se dressaient paisiblement, les bras repliés, et leurs chevelures vertes et désordonnées flottaient au vent. On n'entendait aucun bruit, excepté le martèlement des sabots sur le pavé et un soupir profond, souterrain, qui venait des entrailles de la terre :
‑ A‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑a‑ah!!!
Le buffet‑iceberg fendait l'espace de sa poitrine blanche; les poignées jaunes de ses portes attiraient les rayons du soleil comme dans un tour de magie et lançaient des étincelles de feu en forme de confettis. Les quatre amis se tenaient raides, comme des statues en écume de mer.
Devant la vieille maison juive de la rue Iskar ancienne ambassade italienne, puis maison close, puis sépulcre des pauvres et glacière où nous étions entassés comme des rats dans un piège ‑, ma mère nous attendait, avec ses cheveux bruns, ses yeux noirs, ses pommettes saillantes, son visage que l'émotion rendait blême, sa robe d'indienne et son petit col blanc. Dans son trouble, elle froissait son col entre ses doigts.
La charrette s'arrêta.
Le charretier cria : « Ho‑o‑o‑o‑o‑o‑o‑p 1 » d'une voix de stentor; le cheval se figea, un sabot en l'air et la tête penchée vers la droite.
Mon père exécuta un bond aussi léger que gracieux et mit pied à terre. Il s'approcha de ma mère d'une démarche sautillante, comme s'il avait des ressorts sous les pieds, avant de s'arrêter devant elle et de lui adresser un signe de tête bref et brusque.
Elle lui répondit par une révérence timide. Il la prit par la taille; ils entrelacèrent leurs doigts et tendirent leurs bras.
Les oreilles des habitants du quartier se tendirent : ils retenaient leur souffle. Il se fit un silence solennel.
Tout à coup, des sons triomphants éclatèrent, jaillissant du buffet comme d'un extraordinaire orgue Silbermann, et emplirent le quartier de leurs échos. On pouvait voir l'air vibrer autour du buffet qui exécutait, aidé par tous ses tiroirs, ses portes, son placard et sa penderie, des sons si puissants que les feuilles des arbres tombaient dans la bouche grande ouverte des voisins et des passants. C'était une merveilleuse musique, un cocktail de notes uniques, une résonance pleine de sensibilité, une apothéose, une cantate, un oratorio, un hymne à la vie, une symphonie céleste, le rugissement polyphonique des cinq océans; et mon père et ma mère dansaient, jeunes et remplis d'allégresse, dansaient, amoureux et grisés, dansaient, dansaient et dansaient encore.
Des voix cristallines s'écoulaient de la petite pharmacie, douces comme un baume. Les basses grondaient de la penderie, assombries et feutrées. Des thèmes et des motifs pour flûte se déroulaient du placard de gauche, comme des saucisses liées les unes aux autres. Du placard de droite parvenait le tintement triomphant des casseroles et des poêles, semblable à celui des cymbales dans les Danses Polovtsiennes de Borodine : boum‑ta ta, boum‑ta ta; le petit bar déversait les accords cristallins d'une harpe avec une douceur liquoreuse; dans le tiroir, cuillères et fourchettes s'entrechoquaient énergiquement, comme des castagnettes dans un capriccio espagnol. Le buffet déversait une orgie musicale, il grondait, rugissait, tonnait, débordait! Le quartier écoutait, frappé de stupeur, tandis que mes parents valsaient.
Ensuite, on se saoula. Robert Dimov et Grigor Avramov tenaient sous les aisselles Manoltcho qui se Précipitait, comme le rustre du conte «Le plus incroyable » de Hans Christian Andersen, pour fendre de sa hache notre buffet, cette œuvre extraordinaire sortie des mains de mon père frappé dans sa dignité.