PIRANDELLO Luigi - Musique d’autrefois (p.288-290)
... Il
avait tiré le pommeau de la sonnette.
Elle était donc là, Margherita, la jeune fille si jolie, harpiste distinguée : cette petite vieille embéguinée et desséchée dans son cadre...
Mlle Milla l'avait vu s'émouvoir jusqu'aux larmes en regardant ce portrait, mais elle crut pouvoir conclure que sa mère, dans sa jeunesse, n'avait jamais été pour lui que la fille du professeur Rigucci, du Conservatoire de musique. Peut‑être oui, était‑il venu quelquefois chez son grand‑père puisqu'il était capable de parler de beaucoup de gens qui fréquentaient la maison, des fameuses soirées musicales qui s'y donnaient en l'honneur des plus célèbres virtuoses de l'époque, des sympathies ferventes qui entouraient Margherita Rigucci, toute jeune alors et tellement belle. Peut‑être même, qui sait, s'était‑il épris lui aussi de la fille du professeur, mais en amoureux transi, sans laisser aucun souvenir en elle, pas même celui de son nom. Son émotion aurait pu s'expliquer ainsi : que finalement, dans cette maison, au bout de si nombreuses journées de vaines et amères recherches, le pauvre vieux sans feu ni lieu était parvenu à retrouver un vestige de l’existence d'autrefois, une petite place où s'asseoir au bout d'un si long chemin, sans se sentir totalement étranger.
Mais le plaisir d'avoir retrouvé cette petite place, ce petit coin des souvenirs commença bientôt à lui être gâché par ce piano, par ces autres instruments de musique qui lui fracassaient le tympan et l'abrutissaient avec leur grabuge de sons ‑ colères du ciel - transportant au septième ciel tous ces messieurs, étrangers pour la plupart et réunis dans le vieux salon de maître Rigucci : maître Rigucci adorateur de Rossini ! Et plus que tous les autres, ces sons transportaient Mlle Milla Donetti, petite‑fille de Rigucci et fille de Margherita Donetti‑Rigucci.
Lui ne disait mot, mais cette musique lui paraissait être une véritable profanation dans ce salon qui avait connu les divines mélodies de la musique italienne la plus pure. Il ne disait mot, se recroquevillait le plus qu'il pouvait sur sa chaise et de temps en temps, levait une main gantée pour lisser par‑derrière sa couronne de cheveux, puis levait les yeux sur le portrait de sa vieille Margherita. Mlle Milla le regardait du coin de l’oeil et réprimait avec peine un petit rire. Un soir, elle s'assit à côté de lui et lui demanda
‑ Cela ne vous plaît pas ? Vous ne vous amusez pas ?
‑ Pour tout dire, lui répondit‑il doucement avec un petit sourire, je.. je regarde là... ma petite vieille, là‑haut.
‑ Je m'en suis aperçue.
‑ Ah oui ? je la regarde et.. j'entends chanter Rosina dans Le Barbier, j'entends chanter Amina...
Pourtant, vous savez, dit alors Mlle Milla, maman, avec les années, elle avait.. évolué. Elle s'était convertie, eh oui, convertie à la musique nouvelle.
‑ A celle‑ci? demanda le petit vieux si abasourdi que Mlle Milla ne put retenir un éclat de rire.
Vous y voyez une trahison?
‑ Mais.. voilà... excusez‑moi, répondit‑il, très embarrassé, je comprends que cela puisse plaire à ces messieurs étrangers : c'est leur musique à eux, ils la sentent de cette façon, amen! Mais nous ? Nous avons la nôtre, Paisiello, Pergolèse, Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi...
Le lendemain soir, histoire de lui faire une farce de sa façon, cet ouragan de M. Begler, à qui Mlle Milla avait rapporté les amères remontrances du petit vieux, se mit d'accord avec ses amis qui composaient le quatuor pour interrompre à un moment donné je ne sais quelle diablerie langoureuse de Tchaïkovski, vrai cauchemar d'un malade qui aurait eu des chiens dans le ventre : abandonnant son violoncelle, il bondit au piano et attaqua furieusement l'ait de Rigoletto : Questa o quella per me pari sono (Celle‑ci ou celle‑là sont les mêmes pour moi).
Tout le monde éclata de rire. Interloqué, maître Icilio Saporini promena son regard autour de lui, puis pâlit. Sans doute serait‑il parvenu à se dominer si Begler, se retournant d'un coup sur le tabouret à vis, n'avait crié à tous ceux qui riaient :
‑ Mais pourquoi ? Très pelle musique de persagliers... Très pelle, très pelle!
‑ La musique de Verdi, une musique de bersagliers ? dit alors le petit vieux en se dressant sur ses pieds, toute sa minuscule personne parcourue d'un frémissement d'indignation. Alors moi, cher monsieur, j'ai l'honneur de vous dire que vous n'y comprenez rien 1 Que vous n'avez... que vous n'avez...
Et d'une main, car la voix lui manquait, il se luit à se frapper la poitrine du côté du coeur.
‑ J'aimerais avoir vingt ans de moins, dit‑il en tendant les doigts de ses menottes qui tremblaient, pour vous faire entendre ce que j'appelle la vraie musique..
- Avec le tradéridéra ? demanda Begler. Ici, ici, fenez ici, ma pelle…
Et il alla arracher Mlle Milla de sa chaise, la fit asseoir de force au piano et ordonna :
- Chouez de fotre musique…toute fotre musique… Je parie moi, mettre touchours dans toute fotre musique le tradéridéra.
Et de trois doigts, il esquissa un entrechat sur les notes hautes du clavier : comme ça...
Elle était donc là, Margherita, la jeune fille si jolie, harpiste distinguée : cette petite vieille embéguinée et desséchée dans son cadre...
Mlle Milla l'avait vu s'émouvoir jusqu'aux larmes en regardant ce portrait, mais elle crut pouvoir conclure que sa mère, dans sa jeunesse, n'avait jamais été pour lui que la fille du professeur Rigucci, du Conservatoire de musique. Peut‑être oui, était‑il venu quelquefois chez son grand‑père puisqu'il était capable de parler de beaucoup de gens qui fréquentaient la maison, des fameuses soirées musicales qui s'y donnaient en l'honneur des plus célèbres virtuoses de l'époque, des sympathies ferventes qui entouraient Margherita Rigucci, toute jeune alors et tellement belle. Peut‑être même, qui sait, s'était‑il épris lui aussi de la fille du professeur, mais en amoureux transi, sans laisser aucun souvenir en elle, pas même celui de son nom. Son émotion aurait pu s'expliquer ainsi : que finalement, dans cette maison, au bout de si nombreuses journées de vaines et amères recherches, le pauvre vieux sans feu ni lieu était parvenu à retrouver un vestige de l’existence d'autrefois, une petite place où s'asseoir au bout d'un si long chemin, sans se sentir totalement étranger.
Mais le plaisir d'avoir retrouvé cette petite place, ce petit coin des souvenirs commença bientôt à lui être gâché par ce piano, par ces autres instruments de musique qui lui fracassaient le tympan et l'abrutissaient avec leur grabuge de sons ‑ colères du ciel - transportant au septième ciel tous ces messieurs, étrangers pour la plupart et réunis dans le vieux salon de maître Rigucci : maître Rigucci adorateur de Rossini ! Et plus que tous les autres, ces sons transportaient Mlle Milla Donetti, petite‑fille de Rigucci et fille de Margherita Donetti‑Rigucci.
Lui ne disait mot, mais cette musique lui paraissait être une véritable profanation dans ce salon qui avait connu les divines mélodies de la musique italienne la plus pure. Il ne disait mot, se recroquevillait le plus qu'il pouvait sur sa chaise et de temps en temps, levait une main gantée pour lisser par‑derrière sa couronne de cheveux, puis levait les yeux sur le portrait de sa vieille Margherita. Mlle Milla le regardait du coin de l’oeil et réprimait avec peine un petit rire. Un soir, elle s'assit à côté de lui et lui demanda
‑ Cela ne vous plaît pas ? Vous ne vous amusez pas ?
‑ Pour tout dire, lui répondit‑il doucement avec un petit sourire, je.. je regarde là... ma petite vieille, là‑haut.
‑ Je m'en suis aperçue.
‑ Ah oui ? je la regarde et.. j'entends chanter Rosina dans Le Barbier, j'entends chanter Amina...
Pourtant, vous savez, dit alors Mlle Milla, maman, avec les années, elle avait.. évolué. Elle s'était convertie, eh oui, convertie à la musique nouvelle.
‑ A celle‑ci? demanda le petit vieux si abasourdi que Mlle Milla ne put retenir un éclat de rire.
Vous y voyez une trahison?
‑ Mais.. voilà... excusez‑moi, répondit‑il, très embarrassé, je comprends que cela puisse plaire à ces messieurs étrangers : c'est leur musique à eux, ils la sentent de cette façon, amen! Mais nous ? Nous avons la nôtre, Paisiello, Pergolèse, Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi...
Le lendemain soir, histoire de lui faire une farce de sa façon, cet ouragan de M. Begler, à qui Mlle Milla avait rapporté les amères remontrances du petit vieux, se mit d'accord avec ses amis qui composaient le quatuor pour interrompre à un moment donné je ne sais quelle diablerie langoureuse de Tchaïkovski, vrai cauchemar d'un malade qui aurait eu des chiens dans le ventre : abandonnant son violoncelle, il bondit au piano et attaqua furieusement l'ait de Rigoletto : Questa o quella per me pari sono (Celle‑ci ou celle‑là sont les mêmes pour moi).
Tout le monde éclata de rire. Interloqué, maître Icilio Saporini promena son regard autour de lui, puis pâlit. Sans doute serait‑il parvenu à se dominer si Begler, se retournant d'un coup sur le tabouret à vis, n'avait crié à tous ceux qui riaient :
‑ Mais pourquoi ? Très pelle musique de persagliers... Très pelle, très pelle!
‑ La musique de Verdi, une musique de bersagliers ? dit alors le petit vieux en se dressant sur ses pieds, toute sa minuscule personne parcourue d'un frémissement d'indignation. Alors moi, cher monsieur, j'ai l'honneur de vous dire que vous n'y comprenez rien 1 Que vous n'avez... que vous n'avez...
Et d'une main, car la voix lui manquait, il se luit à se frapper la poitrine du côté du coeur.
‑ J'aimerais avoir vingt ans de moins, dit‑il en tendant les doigts de ses menottes qui tremblaient, pour vous faire entendre ce que j'appelle la vraie musique..
- Avec le tradéridéra ? demanda Begler. Ici, ici, fenez ici, ma pelle…
Et il alla arracher Mlle Milla de sa chaise, la fit asseoir de force au piano et ordonna :
- Chouez de fotre musique…toute fotre musique… Je parie moi, mettre touchours dans toute fotre musique le tradéridéra.
Et de trois doigts, il esquissa un entrechat sur les notes hautes du clavier : comme ça...