TCHEKHOV Anton - Le violon de Rotschild (p.124 - 126)
... Il ne regrettait pas de mourir, mais
dès qu'il vit son violon à la maison, il regretta. Le violon, on ne peut pas le
prendre avec soi dans la tombe, et il va rester orphelin, et il va lui arriver
la même chose qu'au bois de bouleaux et à la forêt de pins. Tout se perd dans
le monde, et tout se perdra toujours. Iakov sortit de la maison et s'assit sur
le seuil en serrant le violon contre sa poitrine. En pensant à sa vie perdue et
déficitaire, il se mit à jouer, il ne savait pas quoi lui‑même, mais ça sortit
comme une plainte, et c'était si touchant que des larmes lui coulèrent le long
des Joues. Et plus fort il pensait plus le violon chantait tristement.
La clenche grinça une fois, une autre, et Rotschild apparut devant le portillon. Il franchit une moitié de a cour d'un pas léger mais il aperçut Iakov, s'arrêta brusquement, rentra les épaules et, par peur sans doute, se mit à gesticuler des mains, comme s'il voulait montrer l'heure avec ses doigts.
‑ Approche, c'est rien, dit gentiment Iakov en lui faisant signe de venir. Approche.
Les yeux exorbités et incrédules, Rotschild approcha, mais s'arrêta devant lui à bonne distance.
Voy, je vi sipplie, me battez pas ! dit‑il en se à baissant. C'est Moïsséï Illitch qui m'envoie. Aye pas ‑,eur, qu'il m'a dit, et vaye voir Iakov et dit li que c'i pas possible sans li... Ci la noce mercredi ! Oy, oy, le missi Chapovalov y marie sa fille à un missi très comme il faut la noce, elle va être riche, oy oy oy ! ajouta le youpin clignant d'un œil. je peux pas... dit Iakov en respirant lourdement. je suis malade, vieux frère. Et il recommença de jouer, et les larmes jaillirent de ses yeux, éclaboussant le violon. Rotschild s'était placé devant lui de trois‑quarts, les bras croisés sur la poitrine, écoutait. Son expression effrayée, abasourdie, se changeait peu à peu en tristesse et en douleur, il fit rouler ses ,.‑eux, comme s'il était torturé par l'extase, et il murmura :
‑"Vahhhh !'' Et des larmes lentes lui coulèrent le long des joues, jusque sur sa veste verte.
Après, Iakov resta couché toute la journée, dans les regrets. Quand le pope qui lui donnait l'absolution le soir lui demanda s'il n'avait pas un péché particulier sur la conscience, il concentra sa mémoire faiblissante et se souvint une fois encore du visage malheureux de Marfa et du cri désespéré du youpin quand le chien l'avait mordu, et il murmura, presque sans voix
‑ Le violon, donnez‑le à Rotschild.
‑ Bien, répondit le pope.
Et maintenant, toute la ville se demande : d'où est‑ce que Rotschild a un si bon violon ? Il l'a acheté ou il l'a volé ? Ou peut‑être il l'a reçu en gage ? Voilà bien longtemps qu'il a abandonné la flûte, il ne joue plus que du violon. Son archet en tire les mêmes plaintes que sa flûte, mais quand il essaie de répéter ce que jouait Iakov quand il était assis sur le seuil, il en sort quelque chose de si triste et de si douloureux que les auditeurs se mettent à pleurer, et lui aussi, à la fin, il fait rouler ses yeux et il dit "Vahhh"... Et cette nouvelle chanson a tellement plu en ville que les marchands et les fonctionnaires s'arrachent Rotschild et l'obligent à la rejouer dix fois de suite...
La clenche grinça une fois, une autre, et Rotschild apparut devant le portillon. Il franchit une moitié de a cour d'un pas léger mais il aperçut Iakov, s'arrêta brusquement, rentra les épaules et, par peur sans doute, se mit à gesticuler des mains, comme s'il voulait montrer l'heure avec ses doigts.
‑ Approche, c'est rien, dit gentiment Iakov en lui faisant signe de venir. Approche.
Les yeux exorbités et incrédules, Rotschild approcha, mais s'arrêta devant lui à bonne distance.
Voy, je vi sipplie, me battez pas ! dit‑il en se à baissant. C'est Moïsséï Illitch qui m'envoie. Aye pas ‑,eur, qu'il m'a dit, et vaye voir Iakov et dit li que c'i pas possible sans li... Ci la noce mercredi ! Oy, oy, le missi Chapovalov y marie sa fille à un missi très comme il faut la noce, elle va être riche, oy oy oy ! ajouta le youpin clignant d'un œil. je peux pas... dit Iakov en respirant lourdement. je suis malade, vieux frère. Et il recommença de jouer, et les larmes jaillirent de ses yeux, éclaboussant le violon. Rotschild s'était placé devant lui de trois‑quarts, les bras croisés sur la poitrine, écoutait. Son expression effrayée, abasourdie, se changeait peu à peu en tristesse et en douleur, il fit rouler ses ,.‑eux, comme s'il était torturé par l'extase, et il murmura :
‑"Vahhhh !'' Et des larmes lentes lui coulèrent le long des joues, jusque sur sa veste verte.
Après, Iakov resta couché toute la journée, dans les regrets. Quand le pope qui lui donnait l'absolution le soir lui demanda s'il n'avait pas un péché particulier sur la conscience, il concentra sa mémoire faiblissante et se souvint une fois encore du visage malheureux de Marfa et du cri désespéré du youpin quand le chien l'avait mordu, et il murmura, presque sans voix
‑ Le violon, donnez‑le à Rotschild.
‑ Bien, répondit le pope.
Et maintenant, toute la ville se demande : d'où est‑ce que Rotschild a un si bon violon ? Il l'a acheté ou il l'a volé ? Ou peut‑être il l'a reçu en gage ? Voilà bien longtemps qu'il a abandonné la flûte, il ne joue plus que du violon. Son archet en tire les mêmes plaintes que sa flûte, mais quand il essaie de répéter ce que jouait Iakov quand il était assis sur le seuil, il en sort quelque chose de si triste et de si douloureux que les auditeurs se mettent à pleurer, et lui aussi, à la fin, il fait rouler ses yeux et il dit "Vahhh"... Et cette nouvelle chanson a tellement plu en ville que les marchands et les fonctionnaires s'arrachent Rotschild et l'obligent à la rejouer dix fois de suite...