HOFFMANN Ernst T.W (A) - Les souffrances musicales du maître de chapelle Jean Kreisler (p.389-391)
... Le talent des demoiselles de Roederlin n'est pas peu de chose. Depuis cinq
ans et demi, je suis leur maître de musique, et en ce court espace de temps,
Mlle Annette en est venue à chanter, de manière à ce qu'on le reconnaisse
aussitôt un air qu'elle a entendu dix fois au théâtre et qu'elle a ensuite
essayé dix fois sur le piano. Mlle Marie le saisit dès la huitième fois, et si
quelquefois elle se tient un quart de ton plus bas que le piano, cela est fort
supportable par les petites mines qu'elle fait faire à ses lèvres roses. ‑
Après le duetto, grand chorus d'applaudissements! alors les airs et les duos se
succèdent, et je martèle pour la millième fois le piano, de mes
accompagnements. Pendant le chant, la conseillère de finances a donné à
entendre, par ses mouvements et ses accompagnements de tête, qu'elle chante
aussi. Mlle Annette lui dit:
‑ Mais, ma chère conseillère, il faut que tu nous fasses aussi entendre ta voix divine. Il s'élève un nouveau tumulte. Elle a aussi son rhume. ‑ Elle ne sait rien par cœur! ‑ Gottlieb apporte deux brassées de musique, et ,in se met à feuilleter et à refeuilleter. Elle veut d'abord chanter: Venez affreux serpents, etc.; puis: Levez‑vous, race impie, etc.; puis: Quand j'aimais, etc. Dans son embarras, je lui propose: Une violette sur la prairie, etc. Mais elle est pour le grand genre, elle veut le prouver, et s'en tient aux airs sérieux. ‑ Oh! crie, miaule, grince, brais, gargarise, roucoule, j'ai touché la pédale du fortissimo, et je fais retentir le piano comme un orgue. ‑0 Satan, Satan! lequel de tes esprits infernaux est entré dans ce gosier, qui force et torture tous les tons. Quatre cordes ont déjà sauté, et un des marteaux est invalide. Les oreilles me tintent, ma tête bourdonne, mes nerfs tremblent. Tous les sons braillards des trompettes de la foire ont donc été relégués dans ce gosier féminin. ‑ J'en ai des vertiges, et je bois un verre de bourgogne! – On applaudit à tout rompre, et quelqu'un remarque que la conseillère et Mozart m'ont mis en feu. Je souris les y baissés et fort bêtement. Alors tous les talents, restés jusqu'ici dans l'ombre, s'émeuvent et se croisent. On propose de se livrer à des excès musicaux, d'exécuter des morceaux d'ensemble, des chœurs, des finales. Le chanoine Kratzr a une belle voix de basse, dit une jeune tête qui ajoute qu'elle chante les seconds ténors. On organise promptement le premier chœur de la Clemenza di Tito. Cela marche à merveille ? le chanoine, placé derrière moi, fait ronfler sa voix de basse sur ma tête, comme s'il chantait à la cathédrale avec accompagnement obligé de trompettes et de clairons; il attaque fort justement les notes, en prenant toutefois une mesure trop lente; les autres expriment une sympathie décidée pour la musique grecque, qui ne connaissait pas l'harmonie comme on sait, en chantant à l'unisson. ‑ Ce bruyant concert produit une sorte de tension tragique et même quelque effroi, surtout aux tables de jeu qui ne peuvent plus, comme auparavant, prendre part à l'effet dramatique de la scène, en plaçant leur récitatif au milieu de la musique, comme par exemple: ‑ Ah! j'aimais. ‑ Quarante‑huit. ‑ Quel bonheur enivrant! ‑ Je passe. ‑ Ton âme pure! ‑ Whist. ‑ Les douleurs de l'amour. ‑ Dans la couleur, etc. C'est là le point culminant de la soirée musicale. C'est donc fini! Je ferme le livre et je me lève. Mais le baron, mon vieux ténor, s'avance vers moi et me dit: ‑ 0 mon cher maître de chapelle, on dit que vous improvisez admirablement. Oh! improvisez‑nous donc quelque chose, la moindre chose, je vous en prie!
Je réponds sèchement que mon imagination m'a abandonné pour l'instant, et, tandis que nous parlons, un diable, sous la forme d'un élégant avec deux gilets, a découvert sous mon chapeau dans l'antichambre, mon cahier des variations de Bach; il pense que ce sont de petites variations sur Nel cor piu non mi sento ou Ah vous dirai‑je maman, etc., et il veut absolument que me mette à les jouer. Je balance; ils tombent tous à la fois sur moi. ‑ Allons, me dis‑je, écoutez donc et mourez d'ennui! et je commence. A la troisième variation, plusieurs dames s'éloignent, suivies de plusieurs jeunes gens. Les demoiselles Roederlin tinrent bon jusqu'au n° 12, parce que c'était leur maître qui jouait. Au n° 15, l'homme aux deux gilets battit en retraite. Le baron resta jusqu'au n° 30, par excès de politesse, et s'amusa à boire le punch que Gottlieb avait placé pour moi sur le piano. J'aurais terminé là, mais le thème de ce n° 30 m'entraînait irrésistiblement. Ces feuilles in‑quarto se changèrent pour moi en feuilles gigantesques où se déployaient des milliers d'imitations de ce thème, et que je ne pouvais m'empêcher de jouer. Les notes devinrent vivantes, et étincelèrent autour de moi comme le feu électrique qui jaillit des doigts à l'approche de la machine; toute la salle se remplit de vapeurs au milieu desquelles les bougies brillaient d'une faible lueur; quelquefois j'y apercevais un nez, ou deux yeux, mais ils disparaissaient presque aussitôt. C'est ainsi qu'il arriva que je me trouvais seul avec mon Sébastien Bach et Gottlieb qui me servait comme un esprit familier. ‑ Je bois! ‑ Devrait‑on tourmenter honnêtes musiciens par la musique, comme je l'ai été aujourd'hui? Vraiment, il n'est pas d'art dont on ne puisse faire un si damnable usage que l'art divin de la musique qui se flétrit si facilement! ‑ Avez‑vous véritablement du talent, une âme d'artiste; bon, apprenez la musique, et donnez, dans une juste mesure, aux initiés, la jouissance de votre talent. Voulez‑vous faire de la musique sans tout cela, faites‑le pour vous et entre vous, et ne tourmentez pas le maître de chapelle Kreisler et d'autres...
‑ Mais, ma chère conseillère, il faut que tu nous fasses aussi entendre ta voix divine. Il s'élève un nouveau tumulte. Elle a aussi son rhume. ‑ Elle ne sait rien par cœur! ‑ Gottlieb apporte deux brassées de musique, et ,in se met à feuilleter et à refeuilleter. Elle veut d'abord chanter: Venez affreux serpents, etc.; puis: Levez‑vous, race impie, etc.; puis: Quand j'aimais, etc. Dans son embarras, je lui propose: Une violette sur la prairie, etc. Mais elle est pour le grand genre, elle veut le prouver, et s'en tient aux airs sérieux. ‑ Oh! crie, miaule, grince, brais, gargarise, roucoule, j'ai touché la pédale du fortissimo, et je fais retentir le piano comme un orgue. ‑0 Satan, Satan! lequel de tes esprits infernaux est entré dans ce gosier, qui force et torture tous les tons. Quatre cordes ont déjà sauté, et un des marteaux est invalide. Les oreilles me tintent, ma tête bourdonne, mes nerfs tremblent. Tous les sons braillards des trompettes de la foire ont donc été relégués dans ce gosier féminin. ‑ J'en ai des vertiges, et je bois un verre de bourgogne! – On applaudit à tout rompre, et quelqu'un remarque que la conseillère et Mozart m'ont mis en feu. Je souris les y baissés et fort bêtement. Alors tous les talents, restés jusqu'ici dans l'ombre, s'émeuvent et se croisent. On propose de se livrer à des excès musicaux, d'exécuter des morceaux d'ensemble, des chœurs, des finales. Le chanoine Kratzr a une belle voix de basse, dit une jeune tête qui ajoute qu'elle chante les seconds ténors. On organise promptement le premier chœur de la Clemenza di Tito. Cela marche à merveille ? le chanoine, placé derrière moi, fait ronfler sa voix de basse sur ma tête, comme s'il chantait à la cathédrale avec accompagnement obligé de trompettes et de clairons; il attaque fort justement les notes, en prenant toutefois une mesure trop lente; les autres expriment une sympathie décidée pour la musique grecque, qui ne connaissait pas l'harmonie comme on sait, en chantant à l'unisson. ‑ Ce bruyant concert produit une sorte de tension tragique et même quelque effroi, surtout aux tables de jeu qui ne peuvent plus, comme auparavant, prendre part à l'effet dramatique de la scène, en plaçant leur récitatif au milieu de la musique, comme par exemple: ‑ Ah! j'aimais. ‑ Quarante‑huit. ‑ Quel bonheur enivrant! ‑ Je passe. ‑ Ton âme pure! ‑ Whist. ‑ Les douleurs de l'amour. ‑ Dans la couleur, etc. C'est là le point culminant de la soirée musicale. C'est donc fini! Je ferme le livre et je me lève. Mais le baron, mon vieux ténor, s'avance vers moi et me dit: ‑ 0 mon cher maître de chapelle, on dit que vous improvisez admirablement. Oh! improvisez‑nous donc quelque chose, la moindre chose, je vous en prie!
Je réponds sèchement que mon imagination m'a abandonné pour l'instant, et, tandis que nous parlons, un diable, sous la forme d'un élégant avec deux gilets, a découvert sous mon chapeau dans l'antichambre, mon cahier des variations de Bach; il pense que ce sont de petites variations sur Nel cor piu non mi sento ou Ah vous dirai‑je maman, etc., et il veut absolument que me mette à les jouer. Je balance; ils tombent tous à la fois sur moi. ‑ Allons, me dis‑je, écoutez donc et mourez d'ennui! et je commence. A la troisième variation, plusieurs dames s'éloignent, suivies de plusieurs jeunes gens. Les demoiselles Roederlin tinrent bon jusqu'au n° 12, parce que c'était leur maître qui jouait. Au n° 15, l'homme aux deux gilets battit en retraite. Le baron resta jusqu'au n° 30, par excès de politesse, et s'amusa à boire le punch que Gottlieb avait placé pour moi sur le piano. J'aurais terminé là, mais le thème de ce n° 30 m'entraînait irrésistiblement. Ces feuilles in‑quarto se changèrent pour moi en feuilles gigantesques où se déployaient des milliers d'imitations de ce thème, et que je ne pouvais m'empêcher de jouer. Les notes devinrent vivantes, et étincelèrent autour de moi comme le feu électrique qui jaillit des doigts à l'approche de la machine; toute la salle se remplit de vapeurs au milieu desquelles les bougies brillaient d'une faible lueur; quelquefois j'y apercevais un nez, ou deux yeux, mais ils disparaissaient presque aussitôt. C'est ainsi qu'il arriva que je me trouvais seul avec mon Sébastien Bach et Gottlieb qui me servait comme un esprit familier. ‑ Je bois! ‑ Devrait‑on tourmenter honnêtes musiciens par la musique, comme je l'ai été aujourd'hui? Vraiment, il n'est pas d'art dont on ne puisse faire un si damnable usage que l'art divin de la musique qui se flétrit si facilement! ‑ Avez‑vous véritablement du talent, une âme d'artiste; bon, apprenez la musique, et donnez, dans une juste mesure, aux initiés, la jouissance de votre talent. Voulez‑vous faire de la musique sans tout cela, faites‑le pour vous et entre vous, et ne tourmentez pas le maître de chapelle Kreisler et d'autres...