LOTI Pierre - A Madrid, Musiques d’Espagne (p. 595-597)
Nous sommes à présent au complet,
assis en cercle autour des deux bardes andalous, prêts à les entendre, dans ce
silence du milieu du jour et dans cette pénombre des rideaux fermés.
Les guitares préludent, et elles pleurent sous leurs doigts, elles pleurent comme jamais violon n'a su pleurer entre les mains des plus artistes. Elles pleurent en chantant je ne sais quoi d'étrange et de désolé, dans un registre grave, plus bas que celui de l'accompagnement. Les notes de ce chant sont presque toujours attaquées en dessous, et remontées ensuite jusqu'au ton juste par une sorte de gémissement qui fait frémir ; on a l'illusion complète de sons tenus et prolongés comme ceux d'une voix d'homme.
L'un des deux bardes, qui va chanter avec une vraie voix humaine, après ce chant de la guitare, lève d'abord vers le ciel son singulier regard de paysan inspiré ; puis, tout à coup, il jette à plein gosier de ténor un grand cri déchirant ‑ qui peu à peu se module et s'éteint en quelque chose de très doux et de très plaintif. C'est, d'ailleurs, la caractéristique de toute cette musique quasi orientale, de commencer toujours par un long cri d'angoisse et de finir en plainte mourante. La mélodie est monotone, un peu sauvage, inexplicablement évocatrice d'on ne sait quoi de mystérieux et de lointain qui inquiète jusqu'au fond de l'âme, mais qui ne se définit pas. Et les paroles, le plus souvent primitives, comme une improvisation de montagnards, sont d'une poésie âpre et violente, où frissonne l'éternelle angoisse d'aimer.
Aunque pases por mi vera
Tu ropa i la mia rocen,
No te han de mirar mis ojos
Por que los tuyos no grocen...
(Quand même tu passerais si près de moi,
Que tes vêtements et les miens se frôleraient,
Ils ne te regarderaient point, mes yeux,
Pour que les tiens ne se réjouissent pas...
Les jeunes femmes qui écoutent, tête penchée, sont, par atavisme, préparées à subir l'incantation de cette musique et moi l'étranger, qui la subis à ma manière, comme au travers d'un voile, je reste incapable sans doute de comprendre ce qui se passe en ce moment dans leurs âmes
Toitas las aranas nigras
Que en el campo hacen nido
Me coman el corazon
Si este querer mio esfingido
(Que toutes les araignées noires,
Qui dans les champs font leur nid,
Me mangent le cœur,
Si mon amour est un mensonge
Les flamencos s'exaltent, les yeux ardents, la voix plus émue et plus prenante...
Ni contigo ni sin ti,
Tienen mis males remedio,
Contigo por que me matas,
1 sin ti porque me muero...
(Ni avec toi, ni sans toi,
Mon mal n'a de remède,
Avec toi parce que tu me tues,
Et sans toi parce que je me meurs...
Maintenant, pour finir, ils jouent avec frénésie des danses andalouses, de ces danses qui sont rapides et d'un rythme enfiévré, qui sentent le soleil et l'amour, qui sentent la guerre aussi peut-être, la guerre des temps passés et le voisinage du Maure, mais qui jamais ne sont gaies... Et, dans ce salon. voici que, de tous côtés, l'on commence d'entendre des battements de mains pour marquer la mesure. Oh ! alors comme on a soudainement conscience d’être en Espagne, en une Espagne d’autrefois encore vivante, et combien c'est inattendu et charmant, dans ce milieu qui a tous les dehors et toutes élégances modernes !
‑ Ollé ! ollé ! crient les hommes en frappant du talon sur le plancher.
Oui, ollé ! Vivent les pays qui ont conservé leur couleur, leur musique et leurs bardes !... Ollé ! ollé ! Vive la vieille Espagne, qui n'est qu'endormie encore sous l'Espagne d'aujourd'hui et qu'un rien suffit à éveiller: une poésie, une chanson, une furia de guitares ! ...
Les guitares préludent, et elles pleurent sous leurs doigts, elles pleurent comme jamais violon n'a su pleurer entre les mains des plus artistes. Elles pleurent en chantant je ne sais quoi d'étrange et de désolé, dans un registre grave, plus bas que celui de l'accompagnement. Les notes de ce chant sont presque toujours attaquées en dessous, et remontées ensuite jusqu'au ton juste par une sorte de gémissement qui fait frémir ; on a l'illusion complète de sons tenus et prolongés comme ceux d'une voix d'homme.
L'un des deux bardes, qui va chanter avec une vraie voix humaine, après ce chant de la guitare, lève d'abord vers le ciel son singulier regard de paysan inspiré ; puis, tout à coup, il jette à plein gosier de ténor un grand cri déchirant ‑ qui peu à peu se module et s'éteint en quelque chose de très doux et de très plaintif. C'est, d'ailleurs, la caractéristique de toute cette musique quasi orientale, de commencer toujours par un long cri d'angoisse et de finir en plainte mourante. La mélodie est monotone, un peu sauvage, inexplicablement évocatrice d'on ne sait quoi de mystérieux et de lointain qui inquiète jusqu'au fond de l'âme, mais qui ne se définit pas. Et les paroles, le plus souvent primitives, comme une improvisation de montagnards, sont d'une poésie âpre et violente, où frissonne l'éternelle angoisse d'aimer.
Aunque pases por mi vera
Tu ropa i la mia rocen,
No te han de mirar mis ojos
Por que los tuyos no grocen...
(Quand même tu passerais si près de moi,
Que tes vêtements et les miens se frôleraient,
Ils ne te regarderaient point, mes yeux,
Pour que les tiens ne se réjouissent pas...
Les jeunes femmes qui écoutent, tête penchée, sont, par atavisme, préparées à subir l'incantation de cette musique et moi l'étranger, qui la subis à ma manière, comme au travers d'un voile, je reste incapable sans doute de comprendre ce qui se passe en ce moment dans leurs âmes
Toitas las aranas nigras
Que en el campo hacen nido
Me coman el corazon
Si este querer mio esfingido
(Que toutes les araignées noires,
Qui dans les champs font leur nid,
Me mangent le cœur,
Si mon amour est un mensonge
Les flamencos s'exaltent, les yeux ardents, la voix plus émue et plus prenante...
Ni contigo ni sin ti,
Tienen mis males remedio,
Contigo por que me matas,
1 sin ti porque me muero...
(Ni avec toi, ni sans toi,
Mon mal n'a de remède,
Avec toi parce que tu me tues,
Et sans toi parce que je me meurs...
Maintenant, pour finir, ils jouent avec frénésie des danses andalouses, de ces danses qui sont rapides et d'un rythme enfiévré, qui sentent le soleil et l'amour, qui sentent la guerre aussi peut-être, la guerre des temps passés et le voisinage du Maure, mais qui jamais ne sont gaies... Et, dans ce salon. voici que, de tous côtés, l'on commence d'entendre des battements de mains pour marquer la mesure. Oh ! alors comme on a soudainement conscience d’être en Espagne, en une Espagne d’autrefois encore vivante, et combien c'est inattendu et charmant, dans ce milieu qui a tous les dehors et toutes élégances modernes !
‑ Ollé ! ollé ! crient les hommes en frappant du talon sur le plancher.
Oui, ollé ! Vivent les pays qui ont conservé leur couleur, leur musique et leurs bardes !... Ollé ! ollé ! Vive la vieille Espagne, qui n'est qu'endormie encore sous l'Espagne d'aujourd'hui et qu'un rien suffit à éveiller: une poésie, une chanson, une furia de guitares ! ...