TOLSTOI Léon - Un musicien déchu (p. 14-15)
... Les notes du thème s'écoulèrent avec une aisance élégante, juste après une première lumière étonnamment claire et rassérénante qui avait soudain illuminé le monde intérieur de chacun des auditeurs. Aucun accent faux ou excessif ne vint briser l'envoûtement des témoins, toutes les notes étaient d'une clarté gracieuse et profonde. L'assistance entière se taisait et suivait le développement de la ligne mélodique dans une attente frémissante. Délaissant cet état d'ennui, de divertissement tapageur et de torpeur spirituelle où ils se trouvaient, ces gens furent soudain transportés, sans qu'ils s'en rendent compte, dans un tout autre monde qu'ils avaient oublié. Tantôt un sentiment de douce contemplation du passé ou un souvenir passionné d'un moment de bonheur surgissait dans leur âme, tantôt une exigence illimitée de pouvoir et de faste, tantôt un sentiment de soumission, d'amour inassouvi et de tristesse. Les notes, exprimant soit une triste tendresse, soit une bouffée de désespoir, s'entremêlaient en toute liberté, s'écoulaient, s'écoulaient l'une après l'autre si élégamment, d'une façon si puissante et si instinctive que ce n'étaient plus des sons que l'on percevait, mais le flux superbe d'un poésie depuis longtemps connue mais qui s'expr malt pour la première fois et emplissait naturellement l'âme. Note après note, Albert devenait de pl en plus grand, et il était loin d'être monstrueux 0 étrange. Serrant le violon sous son menton, écoutant les sonorités de son instrument avec un expression de concentration passionnée, il déplaçait convulsivement ses pieds. Soit il se redressait de toute sa taille, soit il courbait le dos pour se concentrer. Sa main gauche repliée en un geste crispé semblait se figer dans sa position, et seuls les doigts décharnés paraissaient remuer nerveusement; la main droite se déplaçait en un geste souple, élégant et sobre. Son visage resplendissait d'une joie ininterrompue, exaltée; ses yeux étaient embrasés d'un éclat sec et clair, ses narines étaient dilatées, ses lèvres rouges entrouvertes de plaisir.
Parfois, sa tête s'inclinait plus encore vers le violon, ses yeux se fermaient, et son visage, en partie dis- simulé par ses cheveux, s'éclairait alors d'un souri de béatitude fugace. Parfois, il se redressait promptement, il avançait un pied, et son front pur, son regard brillant qui enveloppait la pièce resplendissaient de fierté, de grandeur, comme conscients de leur pouvoir. Une fois, le pianiste commit une erreur et plaqua un faux accord. Une souffrance physique s'exprima alors dans toute la silhouette et le visage du musicien. Il s'arrêta un instant et, tapant du pied avec une expression de courroux puéril, il s'écria :
"Moll, c-moll!"
Le pianiste reprit. Albert ferma les yeux, sourit, et, oubliant sa propre personne, les gens présents et le monde entier, il s'abandonna à sa tâche avec félicité.
Parfois, sa tête s'inclinait plus encore vers le violon, ses yeux se fermaient, et son visage, en partie dis- simulé par ses cheveux, s'éclairait alors d'un souri de béatitude fugace. Parfois, il se redressait promptement, il avançait un pied, et son front pur, son regard brillant qui enveloppait la pièce resplendissaient de fierté, de grandeur, comme conscients de leur pouvoir. Une fois, le pianiste commit une erreur et plaqua un faux accord. Une souffrance physique s'exprima alors dans toute la silhouette et le visage du musicien. Il s'arrêta un instant et, tapant du pied avec une expression de courroux puéril, il s'écria :
"Moll, c-moll!"
Le pianiste reprit. Albert ferma les yeux, sourit, et, oubliant sa propre personne, les gens présents et le monde entier, il s'abandonna à sa tâche avec félicité.