BOLGER Dermot - La musique du père (p.25) _
... Un jour, ma mère m’avait confié que mon père, Franck Sweeney,
chantait aussi bien qu’il jouait du violon. Il avait réfréné son envie de
bouger assez longtemps pour assister à ma naissance avant de nous abandonner pour rejoindre l’Irlande. Voilà
tout ce que je savais. Je pensais rarement à lui et ne me souciais guère qu’il
fût vivant ou mort. Mais parfois, lorsque nous faisions un tour au Tower
Records, j’étais contente de pouvoir me livrer à mes recherches pendant que
Roxy et Honor harcelaient un pauvre type. Jamais je n’avais trouvé l’air dont
ma mère m’avait confié qu’il était le préféré de mon père, Last Night’s Joy. J’écoutais un disque choisi au hasard. Avec
l’aube granuleuse s’installait un moment de répit, la circulation se faisait
plus rare et seuls des taxis noirs accéléraient pour franchir les feux de croisement.
Je fermais les yeux, me laissant envahir par les vagues de cette musique
impénétrable, et je songeais à ma mère qui, un an plus tôt, mourait à l’hôpital
de Northwick Park. J’ignorais ce que signifiaient ces airs. Ils se
ressemblaient tous, seul le rythme changeait. Le nom qu’ils portaient ne résolvait pas l’énigme :
The Frost is all over, Jenny Picking
Cockles, The Pigeon on the Gate.
Ils auraient dû évoquer les images de champs d’orge balayés par le vent à flanc de coteau, ou de lièvres bondissant dans l’obscurité hivernale tandis que des bottes écrasent la glace des fondrières sur le chemin. Au lieu de cela, je voyais le visage de ma mère sur l’oreiller d’hôpital et pensais que je ne l’avais jamais vue écouter la musique que, à en croire grand-père, mon père avait joué à la maison, dans la chambre de derrière. La musique de mon père, la souffrance de ma mère. Les vains regrets de leur fille après que l’oiseau se fut envolé. Quand des parasites effacèrent la musique, j’eus envie d’entendre Bessie Smith et la douleur qui résonne dans ses longs silences quand elle chante Sometimes I feed a motherless child...
Ils auraient dû évoquer les images de champs d’orge balayés par le vent à flanc de coteau, ou de lièvres bondissant dans l’obscurité hivernale tandis que des bottes écrasent la glace des fondrières sur le chemin. Au lieu de cela, je voyais le visage de ma mère sur l’oreiller d’hôpital et pensais que je ne l’avais jamais vue écouter la musique que, à en croire grand-père, mon père avait joué à la maison, dans la chambre de derrière. La musique de mon père, la souffrance de ma mère. Les vains regrets de leur fille après que l’oiseau se fut envolé. Quand des parasites effacèrent la musique, j’eus envie d’entendre Bessie Smith et la douleur qui résonne dans ses longs silences quand elle chante Sometimes I feed a motherless child...