CONROY Franck - Corps et âme (p. 131-133)
… « Le déchiffrage, avait dit Weisfeld, n’est pas
une grosse affaire. C’est une mécanique. Une question de coordination entre les
yeux et les mains. Cela ne demande aucune réflexion, aucune émotion, aucune
sensibilité. C’est comme faire de la dactylographie. Taper à la machine. Un
singe pourrait pratiquement y arriver. Un chimpanzé. » Il avait secoué la
tête. « Aussi, voici comment nous allons procéder : nous allons
séparer leschoses. N’écoute pas ce que tu joues, contente toi de le jouer. Tu l’écouteras
plus tard. Nous remettrons les choses ensemble par la suite, tu vois ce que je
veux dire ?
- Je crois que oui, avait répondu Claude.
- Ne t’implique pas, voilà ce que je veux dire. Joue sans penser a ce que tu joues.
- Même si c’est…
- Oui ! Oui ! interrompit Weisfeld. Surtout si c’est… Spécialement si c’est… Parce que alors, tu t’impliques. Joue comme une machine. Ne t’arrête pas, ne réfléchis pas, ne sens rien. Joue. Joue les notes.
- Vraiment ? »
Weisfeld fit un signe de tête affirmatif.
« Ce n’est pas un amusement.
- L’amusement ne te conduira pas plus loin. » Il hésita, se caressa la moustache. « Il y a des plaisirs plus profonds que l’amusement. Il est bon de s’amuser, cela fait avancer certaines choses, aide à en oublier d’autres. Mais ce n’est pas tout. »
Claude s’était donc mis au travail, et, les premiers mois, son incapacité à faire de ses mains les esclaves de ses yeux – exclusivement de ses yeux – avait ralenti son rythme, provoqué des explosions de colère. Assis au piano blanc, dans sa chambre, n’en pouvant plus de frustration, il envoyait valser la partition, jouait des boogie-woogies jusqu’à en avoir mal aux mains. Debout devant le clavier, il martyrisait le piano, se noyait dans les sons, dans les rythmes. Puis il sortait, faisait le tour du pâté de maisons, revenait, essayait encore.
Un jour, prix d’une impulsion subite, il alluma la radio, mit un programme d’informations, monta le volume, s’assit au piano et se mit à déchiffrer l’une des sections de jeunesse de l’Art de la fugue de Bach. Presque aussitôt, il réalisa qu’il venait de faire une découverte importante. Il était capable de détourner une grande partie de son oreille vers la radio tout en en conservant suffisamment pour contrôler le piano. L’écoute ainsi fragmentée, il était beaucoup plus facile de suivre les instructions de Weisfeld. Dès lors, ses progrès en déchiffrage s’accélèrent rapidement, et six mois plus tard il n’utilisait plus que rarement la radio.
- Je crois que oui, avait répondu Claude.
- Ne t’implique pas, voilà ce que je veux dire. Joue sans penser a ce que tu joues.
- Même si c’est…
- Oui ! Oui ! interrompit Weisfeld. Surtout si c’est… Spécialement si c’est… Parce que alors, tu t’impliques. Joue comme une machine. Ne t’arrête pas, ne réfléchis pas, ne sens rien. Joue. Joue les notes.
- Vraiment ? »
Weisfeld fit un signe de tête affirmatif.
« Ce n’est pas un amusement.
- L’amusement ne te conduira pas plus loin. » Il hésita, se caressa la moustache. « Il y a des plaisirs plus profonds que l’amusement. Il est bon de s’amuser, cela fait avancer certaines choses, aide à en oublier d’autres. Mais ce n’est pas tout. »
Claude s’était donc mis au travail, et, les premiers mois, son incapacité à faire de ses mains les esclaves de ses yeux – exclusivement de ses yeux – avait ralenti son rythme, provoqué des explosions de colère. Assis au piano blanc, dans sa chambre, n’en pouvant plus de frustration, il envoyait valser la partition, jouait des boogie-woogies jusqu’à en avoir mal aux mains. Debout devant le clavier, il martyrisait le piano, se noyait dans les sons, dans les rythmes. Puis il sortait, faisait le tour du pâté de maisons, revenait, essayait encore.
Un jour, prix d’une impulsion subite, il alluma la radio, mit un programme d’informations, monta le volume, s’assit au piano et se mit à déchiffrer l’une des sections de jeunesse de l’Art de la fugue de Bach. Presque aussitôt, il réalisa qu’il venait de faire une découverte importante. Il était capable de détourner une grande partie de son oreille vers la radio tout en en conservant suffisamment pour contrôler le piano. L’écoute ainsi fragmentée, il était beaucoup plus facile de suivre les instructions de Weisfeld. Dès lors, ses progrès en déchiffrage s’accélèrent rapidement, et six mois plus tard il n’utilisait plus que rarement la radio.