HOLDER Eric- Duo forte (p.10-14)
... J'ai commencé dans l'indifférence
générale. C'est toujours comme ça. Après Ostende,
il y a eu quelques applaudissements. J'ai enchaîné sur un trois‑temps, une
petite valse triste, qui se tricote mais qui plaît. Elle n'a pas recueilli les
suffrages escomptés. Reine, là‑dessus, aurait mis le feu aux poudres. J’en
étais à me tâter entre Les
Goélands et un standard de Bohême quand le type m'a fait signe. Il était
assis à une grande table, pas loin, en compagnie d'un bataillon de poteaux. «
Il leur faudrait un air de Piaf, il a suggéré, si tu permets, je t'accompagne.
» Il est allé chercher la guitare de l'un des gitans, ou assimilés, qui
traînait encore dans le coin.
Un petit murmure a parcouru la terrasse quand il a pris une chaise et qu'il s'est assis à côté de moi. Sur le coup, je n'ai pas compris, et, de toute façon, les rhums faisaient en moi comme des soleils. « La Vie en rose ? » il a demandé. C'était dans mes moyens.
On a entamé peinards, un rien langoureux, même. Le jeu du type était correct, mais ce qui mettait la puce à l'oreille, c'était qu'il posait ses notes avec trop de désinvolture. La guitare qu'il avait entre les mains ne devait pas être bien fameuse, il y avait assez d'espace entre les cordes et les barrettes pour y loger des paquets de cigarettes, n'empêche : le type picorait la mélodie avec autant de facilité que s'il s'était agi de raisins qu'il aurait ensuite délicatement posés sur un plateau.
Ça m'a intrigué. Dans le soupir qui succède au moment où l'amant de Piaf la prend dans ses bras, juste avant qu'il ne lui parle tout bas, j'ai casé une improvisation, et je l'ai ficelée avec un jeu croisé dont j'ai le secret. Je sais rendre mon accordéon chromatique, si je veux. Le type ne s’est pas démonté : dans la seconde qui suivait, il commençait une descente du manche en bonne et due forme, pas crispé, non, juste comme à l'exercice. Je ne pouvais pas rendre la pareille sans lâcher les basses : ce que j'ai fait. C'était une erreur : le type me l'a fait comprendre en les prenant à son compte, lui, les basses. Mais alors, il les a fait sonner inoubliables. À les entendre, c'était bien simple, les pieds bougeaient tout seuls. Bon sang! Cette guitare‑là résonnait comme s'il y avait eu des micros dedans. Ça devait être naturel pour lui. Il souriait, et il aurait peut-être, par‑dessus le marché, discuté avec moi, qui en étais à ce moment‑là incapable, si je n'avais pas lâché définitivement le morceau et donné la mesure de trente ans de musique.
Ça l'a surpris, et moi aussi. Je ne suis pas un virtuose, je n'ai pas fait le conservatoire, je lis mal les partoches, mais si l'on mettait bout à bout les heures que j'ai passées, là‑bas dans le Nord, et puis ici, dans le maquis, sous ma pergola en plastique, à tirer des sons de ce bourrin, ça ferait déjà une vie. Une vie de jeune homme, d'accord, mais une vie quand même. Mes doigts s'en sont souvenus, subitement. Les petits soleils du rhum se sont fondus en un seul, qui me prenait toute la poitrine, et qui ne chauffait pas que moi: le guitariste bronzait à vue d'oeil, ils sortaient les parasols, côté terrasse; on n'entendait plus que des « vas‑y Maurice! » et puis des toussotements, au milieu de mon boucan radieux.
Je ne m'étais jamais envolé comme ça, je ne savais pas que c'était possible, et le public qui écoutait maintenant comme au concert sentait instinctivement que la grâce m'avait touché. Tout ça n'était que du bruit: on s'en est rendu compte, tous, quand le type s'y est mis.
Il a profité d'un ralentissement de ma part pour reprendre en trois accords, pas un de plus, le thème que j'avais brodé. Ram ram ram. Un temps. Il a répété la phrase et il m'a regardé. J 'ai pigé que j'allais faire la potiche, j'ai baissé la tête, comme on s 'incline, j'ai pris le thème et je l'ai laissé partir.
C'était un ange, une de ces créatures dont on soupçonne qu'elles n'ont pas tout à fait connu la sueur. N'importe qui se serait senti laborieux en face de lui. Non qu'il fût mitraillette : à la vitesse de mon jeu, il avait décidé de répondre par du mezzo‑forte, mais avec quelle altitude. De temps en temps, simplement, comme une caution, il glissait un wagon de notes dans la mesure. Sans prétention, sans orgueil. Fallait juste qu'on n'ait pas de doutes à ce sujet‑là, qu'on puisse écouter le reste sans arrière‑pensée. Pour nous rassurer, en somme.
On sait que la durée est une notion fondamentale de la musique. C'est à son abolissement, pourtant, que se perçoit la marque du talent. Ce type avait tellement le temps à sa botte, il en faisait ce qu'il voulait... On avait l'impression qu'il se promenait dans les seizièmes de seconde comme si ces derniers avaient été des aérodromes; la mesure entière, en revanche, paraissait juste assez courte pour y faire atterrir une seule note. Il n'abordait pas la musique en terrain conquis : il abordait la musique en terrain par lui inventé.
Sur la terrasse, il y avait peut‑être des brutes qui n'avaient jamais fait la différence entre un trémolo et un roulement de tambour: quand le type a conclu, assez lentement pour que je le rattrape, et que je puisse faufiler avec lui la dernière phrase du thème, ils ont eu l'impression de se réveiller, comme les autres. Ça faisait un quart d'heure qu'ils se promenaient au‑dessus des nuages, là où le ciel est d'un bleu transparent. Quand ils sont revenus sur terre, ils l'ont fait savoir; certains se sont levés pour applaudir. « C'est le moment d'aller balader ta sébile », il a dit, le type, avant de rendre la guitare...
Un petit murmure a parcouru la terrasse quand il a pris une chaise et qu'il s'est assis à côté de moi. Sur le coup, je n'ai pas compris, et, de toute façon, les rhums faisaient en moi comme des soleils. « La Vie en rose ? » il a demandé. C'était dans mes moyens.
On a entamé peinards, un rien langoureux, même. Le jeu du type était correct, mais ce qui mettait la puce à l'oreille, c'était qu'il posait ses notes avec trop de désinvolture. La guitare qu'il avait entre les mains ne devait pas être bien fameuse, il y avait assez d'espace entre les cordes et les barrettes pour y loger des paquets de cigarettes, n'empêche : le type picorait la mélodie avec autant de facilité que s'il s'était agi de raisins qu'il aurait ensuite délicatement posés sur un plateau.
Ça m'a intrigué. Dans le soupir qui succède au moment où l'amant de Piaf la prend dans ses bras, juste avant qu'il ne lui parle tout bas, j'ai casé une improvisation, et je l'ai ficelée avec un jeu croisé dont j'ai le secret. Je sais rendre mon accordéon chromatique, si je veux. Le type ne s’est pas démonté : dans la seconde qui suivait, il commençait une descente du manche en bonne et due forme, pas crispé, non, juste comme à l'exercice. Je ne pouvais pas rendre la pareille sans lâcher les basses : ce que j'ai fait. C'était une erreur : le type me l'a fait comprendre en les prenant à son compte, lui, les basses. Mais alors, il les a fait sonner inoubliables. À les entendre, c'était bien simple, les pieds bougeaient tout seuls. Bon sang! Cette guitare‑là résonnait comme s'il y avait eu des micros dedans. Ça devait être naturel pour lui. Il souriait, et il aurait peut-être, par‑dessus le marché, discuté avec moi, qui en étais à ce moment‑là incapable, si je n'avais pas lâché définitivement le morceau et donné la mesure de trente ans de musique.
Ça l'a surpris, et moi aussi. Je ne suis pas un virtuose, je n'ai pas fait le conservatoire, je lis mal les partoches, mais si l'on mettait bout à bout les heures que j'ai passées, là‑bas dans le Nord, et puis ici, dans le maquis, sous ma pergola en plastique, à tirer des sons de ce bourrin, ça ferait déjà une vie. Une vie de jeune homme, d'accord, mais une vie quand même. Mes doigts s'en sont souvenus, subitement. Les petits soleils du rhum se sont fondus en un seul, qui me prenait toute la poitrine, et qui ne chauffait pas que moi: le guitariste bronzait à vue d'oeil, ils sortaient les parasols, côté terrasse; on n'entendait plus que des « vas‑y Maurice! » et puis des toussotements, au milieu de mon boucan radieux.
Je ne m'étais jamais envolé comme ça, je ne savais pas que c'était possible, et le public qui écoutait maintenant comme au concert sentait instinctivement que la grâce m'avait touché. Tout ça n'était que du bruit: on s'en est rendu compte, tous, quand le type s'y est mis.
Il a profité d'un ralentissement de ma part pour reprendre en trois accords, pas un de plus, le thème que j'avais brodé. Ram ram ram. Un temps. Il a répété la phrase et il m'a regardé. J 'ai pigé que j'allais faire la potiche, j'ai baissé la tête, comme on s 'incline, j'ai pris le thème et je l'ai laissé partir.
C'était un ange, une de ces créatures dont on soupçonne qu'elles n'ont pas tout à fait connu la sueur. N'importe qui se serait senti laborieux en face de lui. Non qu'il fût mitraillette : à la vitesse de mon jeu, il avait décidé de répondre par du mezzo‑forte, mais avec quelle altitude. De temps en temps, simplement, comme une caution, il glissait un wagon de notes dans la mesure. Sans prétention, sans orgueil. Fallait juste qu'on n'ait pas de doutes à ce sujet‑là, qu'on puisse écouter le reste sans arrière‑pensée. Pour nous rassurer, en somme.
On sait que la durée est une notion fondamentale de la musique. C'est à son abolissement, pourtant, que se perçoit la marque du talent. Ce type avait tellement le temps à sa botte, il en faisait ce qu'il voulait... On avait l'impression qu'il se promenait dans les seizièmes de seconde comme si ces derniers avaient été des aérodromes; la mesure entière, en revanche, paraissait juste assez courte pour y faire atterrir une seule note. Il n'abordait pas la musique en terrain conquis : il abordait la musique en terrain par lui inventé.
Sur la terrasse, il y avait peut‑être des brutes qui n'avaient jamais fait la différence entre un trémolo et un roulement de tambour: quand le type a conclu, assez lentement pour que je le rattrape, et que je puisse faufiler avec lui la dernière phrase du thème, ils ont eu l'impression de se réveiller, comme les autres. Ça faisait un quart d'heure qu'ils se promenaient au‑dessus des nuages, là où le ciel est d'un bleu transparent. Quand ils sont revenus sur terre, ils l'ont fait savoir; certains se sont levés pour applaudir. « C'est le moment d'aller balader ta sébile », il a dit, le type, avant de rendre la guitare...