JOSSE Gaëlle - Nos vies désaccordées (p.119-120)
... Le
matin, avant de partir au collège, je jouais une heure. Je quittais les draps
et cherchais un autre lieu où me blottir. Je me faufilais entre les notes, je
n’avais plus froid. Le piano m’attendait à quelques dizaines de centimètres de
mon lit, je glissais de l’un à l’autre. Le minuscule voyant rouge au-dessus des
touches s’allumait, signal familier qui ouvrait la porte aux sons et aux songes
qu’ils apportent. J’étais prince en mon royaume et vivais là mes heures les
plus heureuses. Il fallait ensuite s’habiller, déjeuner, courir pour ne pas
manquer le car scolaire. Ma mère gardait ses gestes de douceur pour mes sœurs,
remettait en place une mèche de cheveux, une barrette, défroissait un vêtement.
Je n’avais droit à rien. « Dépêche-toi. Toujours le dernier. Qu’est-ce que
tu fiches encore ? »
J’ai joué pour avoir chaud. Pour ne plus être toujours le dernier. Pour guérir d’une attente sans fin. J’ai joué en espérant un geste. J’ai joué parce que j’étais malheureux. Dès que cela m'a été possible, lorsque j'ai quitté la maison, je n'ai plus jamais posé un casque sur mes oreilles. Phobie. Eczémas, otites, acouphènes. J'ai joué sur des pianos loués à l'heure dans des salles de répétition glaciales et mal éclairées, j'ai fait des démonstrations dans des magasins de musique le samedi, joué le soir dans des bars en échange de quelques heures de tranquillité l'après-midi.
J'ai accompagné des chorales et des cours de dans classique, à seriner jusqu'à l’écœurement la troisième étude de Chopin et l'Impromptu hongrois de Schubert pour des adolescentes aux cheveux tirés, gainées de polyester rose. Dès que j'ai eu un peu d'argent, j'ai fait insonoriser une pièce rue Lagrange. La seule vue d'un piano électronique me met hors de moi. Je joue pour être entendu. Je joue pour être aimé...
J’ai joué pour avoir chaud. Pour ne plus être toujours le dernier. Pour guérir d’une attente sans fin. J’ai joué en espérant un geste. J’ai joué parce que j’étais malheureux. Dès que cela m'a été possible, lorsque j'ai quitté la maison, je n'ai plus jamais posé un casque sur mes oreilles. Phobie. Eczémas, otites, acouphènes. J'ai joué sur des pianos loués à l'heure dans des salles de répétition glaciales et mal éclairées, j'ai fait des démonstrations dans des magasins de musique le samedi, joué le soir dans des bars en échange de quelques heures de tranquillité l'après-midi.
J'ai accompagné des chorales et des cours de dans classique, à seriner jusqu'à l’écœurement la troisième étude de Chopin et l'Impromptu hongrois de Schubert pour des adolescentes aux cheveux tirés, gainées de polyester rose. Dès que j'ai eu un peu d'argent, j'ai fait insonoriser une pièce rue Lagrange. La seule vue d'un piano électronique me met hors de moi. Je joue pour être entendu. Je joue pour être aimé...