MISHIMA Yukio - Papillon (p.15-16)
... C'est alors que la cantatrice, qui venait de terminer la "Berceuse du ruisseau", portant un bouquet de roses dans la main - mais il était trop modeste pour qu'on dise "porter" -, s'adressa au public, d'une voix douce. Après avoir prononcé des noms aussi précieux que des joyaux, tels ceux de Paderewski, Caruso, Chaliapine, Gigli avec lesquels elle était montée sur scène, elle dit : "Moi qui ai triomphé à travers le monde, j'ai été boudée par le Japon. Mon nom est si petit... (elle feignit de regarder à travers un microscope, en faisant scintiller ses bagues) qu'on doit se pencher pour le lire." Parmi ses nombreux amants, aucun n'avait reçu l'amour qu'elle réservait à sa carrière. Elle aimait sa gloire d'un amour délicat dont seule une femme est capable. L'instant où la salle tremblait sous les applaudissements était pour elle le comble de la jouissance. Elle avait entendu les foules du monde entier murmurer son nom comme une formule magique. Son nom avait orné des blasons raffinés de vieilles cités italiennes. Elle avait blêmi dans le parfum d'adieu de milliers de roses de Rome et, lorsque son bateau quitta Gibraltar, la nuit de la Méditerranée accompagna son départ en déployant un ciel étoilé d'une incomparable magnificence. Alors, debout sur le pont-promenade humide de brume matinale, elle aperçut les premières formes du continent américain qui commençaient à se découper vaguement à l'horizon, croyant déjà voir d'innombrables mains l'applaudir et confondant avec le tumulte des flots les clameurs enthousiastes...