DEL CASTILLO Michel - La guitare (p.92-94)
... C'est pourquoi je travaillais avec
tant d'acharnement : parce que ce jour m'apparaissait déjà comme le moment
culminant de mon existence. A vrai dire, je n'étais pas sans crainte. Je me
demandais s'il me serait vraiment donné d'obtenir un résultat à ce point
miraculeux.
Mais il est temps que tu puisses juger de mon effort: cet air‑ci est une Fantaisie dont Jaïro m'a enseigné les variations subtiles. Écoute‑la. Les notes s'égrènent, hésitent, repartent. Elles pleurent, semblent vouloir s'arrêter, sourire, puis rejaillissent plus tristes encore. Elles ne sont plus que chuchotements, hésitations désespérées qui s'éternisent, comme le doute s'éternise dans l'âme. Mais voici que reprend la mélodie triste, presque funèbre. Ce sont à présent des larmes de « joie désespérée. Tu ne sais pas ce qu'est une joie désespérée? N'importe. Qu'il te suffise de savoir qu'elle existe, cette joie sans espoir, et qu'elle s'exprime par la voix de ma guitare, agite mes membres, secoue mon corps, le jette dans une transe qui est le désespoir de la joie. Puis, après cette frénésie méprisante du rythme, la chanterelle y reprend sa morne chanson, qui n'est que de l'élan brisé...
Cette Fantaisie était ce qu'il y avait de plus intimement mien, de plus vraiment mien dans mon répertoire. Je la jouais les yeux fermés, les lèvres serrées, l'âme vide et le coeur meurtri. La sueur perlait à mon front et des larmes s'échappaient comme malgré moi de mes yeux gonflés. Elle était mon suprême espoir: mon espoir de devenir un « homme ».
J'ai commencé par te dire que je ne voulais pas t'emporter dans un flot de mots illusoires comme la musique nous emporte dans ses harmonies; que cette histoire était une histoire vécue. Il faut dont t'efforcer de me voir. Regarde‑moi. Vois la disproportion,cruelle entre ‑cette musique, faite de joie désespérée, et ce corps saccagé. Ne me dis pas que l'on peut négliger ce corps. Lorsqu'on le voit, on ne saurait le négliger. L'oubli ne viendra que plus tard. Pour l'instant, regarde!... Je hoche la tête, pour marquer le rythme; j'essaie de donner à mon visage une expression noble. Et considère le résultat!... Cette grosse tête triangulaire, hideuse, on voudrait à tout prix arrêter son mouvement de pendule, et mon expression devient grotesque. N’aie pas peur d’en convenir. Je sais que je suis grotesque en prenant ces airs d’inspiré. Mais à quoi bon d’insister? A vrai dire, ce que tu en penses m’importe peu… Restons en là...
Mais il est temps que tu puisses juger de mon effort: cet air‑ci est une Fantaisie dont Jaïro m'a enseigné les variations subtiles. Écoute‑la. Les notes s'égrènent, hésitent, repartent. Elles pleurent, semblent vouloir s'arrêter, sourire, puis rejaillissent plus tristes encore. Elles ne sont plus que chuchotements, hésitations désespérées qui s'éternisent, comme le doute s'éternise dans l'âme. Mais voici que reprend la mélodie triste, presque funèbre. Ce sont à présent des larmes de « joie désespérée. Tu ne sais pas ce qu'est une joie désespérée? N'importe. Qu'il te suffise de savoir qu'elle existe, cette joie sans espoir, et qu'elle s'exprime par la voix de ma guitare, agite mes membres, secoue mon corps, le jette dans une transe qui est le désespoir de la joie. Puis, après cette frénésie méprisante du rythme, la chanterelle y reprend sa morne chanson, qui n'est que de l'élan brisé...
Cette Fantaisie était ce qu'il y avait de plus intimement mien, de plus vraiment mien dans mon répertoire. Je la jouais les yeux fermés, les lèvres serrées, l'âme vide et le coeur meurtri. La sueur perlait à mon front et des larmes s'échappaient comme malgré moi de mes yeux gonflés. Elle était mon suprême espoir: mon espoir de devenir un « homme ».
J'ai commencé par te dire que je ne voulais pas t'emporter dans un flot de mots illusoires comme la musique nous emporte dans ses harmonies; que cette histoire était une histoire vécue. Il faut dont t'efforcer de me voir. Regarde‑moi. Vois la disproportion,cruelle entre ‑cette musique, faite de joie désespérée, et ce corps saccagé. Ne me dis pas que l'on peut négliger ce corps. Lorsqu'on le voit, on ne saurait le négliger. L'oubli ne viendra que plus tard. Pour l'instant, regarde!... Je hoche la tête, pour marquer le rythme; j'essaie de donner à mon visage une expression noble. Et considère le résultat!... Cette grosse tête triangulaire, hideuse, on voudrait à tout prix arrêter son mouvement de pendule, et mon expression devient grotesque. N’aie pas peur d’en convenir. Je sais que je suis grotesque en prenant ces airs d’inspiré. Mais à quoi bon d’insister? A vrai dire, ce que tu en penses m’importe peu… Restons en là...