CASTAGNE Nathalie - L'harmonica de cristal (p.51-52)
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« Oui. Sauf à l’église,
j’étais malheureux. J’y allais donc le plus souvent possible ; et c’est là
que j’ai commencé à chanter. » Je m’interrompis à nouveau en soupirant.
« J’avais neuf ans, repris-je, quand le prêtre, qui était mon professeur
de musique, mourut. Il me faisait déjà souvent chanter en solo. On appréciait
beaucoup ma voix au village, parmi les gens incultes, comme parmi les gens
cultivés, quand il en venait.
Enfin, ce prêtre fut remplacé,
pour quelques mois, par un autre, qui m’avait entendu et, je crois, bien qu’il
ne me l’ait jamais dit, se fit envoyer dans ce village pour lequel il n’était
pas fait à cause de moi. Il s’appelait Don Giacomo Grecchi ; personne ne
savait qu’il était déjà nommé comme professeur de musique et de chant au Conservatoire
de Naples, poste qu’il devait prendre, l’ayant accepté, à quelques mois de là.
Il commença à m’apprendre vraiment à chanter. Il m’apprit un peu de latin, il
m’apprit l’italien. Il s’occupait beaucoup de moi, il était exigeant, mais je
me sentais enfin au centre de la vie de quelqu’un ; et, de plus, capable
d’inspirer de l’admiration. Et débarrassé d’une vie et d’un monde que je
détestais… Je ne vous donnerai pas sur les comportements de ma famille adoptive
des détails qui vous choqueraient. La misère inspire les crimes plus que la
sainteté. –Avec les enfants du pays, je ne m’étais jamais très bien entendu.
Ils me malmenaient, filles comme garçons. Oui : c’est ainsi. Mais enfin
qu’importe l’histoire de mon enfance, Luchino, puisque mon enfance devait durer
toute ma vie ? On me dit que je pouvais garder la voix qui faisait mon
seul bonheur, et l’extase de tous, pour toujours ; on donna à mes parents
un peu de cet argent dont ils manquaient tellement… Faites-vous raconter, si
cela vous amuse, par quelque chirurgien d’occasion ou de métier, l’opération
qui nous fit obtenir tout cela. Moi, j’aime mieux l’oublier. J’avais neuf ans.
Vous ne m’écoutez pas. » - « Si. » - Vous rêvez sur mon
sort ? » - « Oui. » Nous nous regardâmes et hoquetâmes de
rire. – Enfin, poursuivis-je, le croiriez-vous ? Les années qui suivirent,
au Conservatoire de Naples, furent les plus heureuses de ma vie. Je mangeais
bien… » - « Quoi ? » - « Je mangeais bien. Croyez-
vous que soient prospères les paysans du Royaume de Naples ? » - «
D’un royaume… ! Jamais. » - « Je chantais, Luchino ; vous
ne savez pas ce que c’est que le chant ; toute ma vie, mon esprit et mon
corps en étaient occupés. J’étais bien : j’avais trouvé le moyen d’à la
fois m’incarner et me désincarner. Ou Don Grecchi l’avait trouvé pour moi. Il
avait pénétré jusqu’au fond de moi-même. Mieux que moi, mon désir, il le
connaissait. » Luchino baissa les yeux et fit une moue sceptique. Nous
heurtâmes légèrement le quai. Je me levai vite. – « Venez », répétai-je.
Le gondolier fredonnait un air vénitien. Je le regardai ; j’avais sauté
sur l’embarcadère. – « Vous venez ? » dis-je à Luchino. Il me
rejoignit ; il jeta lui aussi un coup d’œil sur le gondolier. –« Il a
tout entendu », me fit-il remarquer d’un air de reproche, alors que nous
nous éloignons...