CARPENTIER Alejo - Concert baroque (p.55-58)
... Le Maître, ainsi l'appelaient‑elles
toutes, faisait les présentations : Pierina
del violino... Cattarina del cornetto... Bettina della viola... Bianca
Maria organista... Margherita dell' arpa doppia... Giuseppina del chitarrone...
Claudia del flautino... Lucieta
della tromba... Et peu à peu, comme elles étaient soixante‑dix, et que
le maître Antonio, ayant trop bu, confondait les orphelines les unes avec les
autres, les noms de ces dernières se réduisirent à celui de l'instrument
qu'elles jouaient. Comme si les jeunes filles n'avaient de personnalité, ni de
vie propre que par leur place dans l'orchestre, il les désignait du doigt :
Clavecin... Viola da brazzo... Clarino...
Oboe... Basso di gamba... Flauto... Organo di legno... Regale... Violino alla francese... Tromba marina...
Trombone... On disposa les lutrins, le Saxon s'installa de façon
magistrale devant le clavier de l'orgue, le Napolitain essaya les voix d'un
clavecin, le Maître monta sur le podium, saisit un violon, leva l'archet, et,
en deux gestes énergiques, déchaîna le plus extraordinaire concerto grosso
qu'aient jamais entendu les siècles mais les siècles ne s'en souvinrent pas, et
c'est dommage car tout cela était aussi digne d'être entendu que d'être vu... Une
fois amorcé l'allégro frénétique par les soixante-dix femmes qui connaissaient
leurs parties par cœur, tellement elles les avaient répétées, Antonio Vivaldi
se rua dans la symphonie avec une incroyable impétuosité, en un jeu concertant,
tandis que Domenico Scarlatti ‑ car c'était lui ‑ se lançait dans des gammes
vertigineuses sur le clavecin, et que Georg Friedrich Haendel se livrait à
d'éblouissantes variations qui bousculaient toutes les normes de la basse
continue. « Vas‑y. Saxon de merde! criait Antonio. ‑ Tu vas voir, à présent,
Prêtre putassier ! », répondait l'autre, livré à sa prodigieuse imagination,
pendant qu'Antonio, sans cesser de regarder les mains de Domenico qui se
prodiguaient en arpèges et agréments, décrochait de haut des coups d'archet, comme
s'il les tirait de l'air avec un brio fascinant, mordant les cordes,
s'étourdissant dans un jaillissement d'octaves et de doubles notes, avec
l'infernale virtuosité que lui connaissaient ses élèves. Il semblait que le
mouvement fût arrivé à son comble, quand Georg Friedrich lâchant soudain les
grands jeux de l'orgue, attaqua les jeux de fond, les mutations, le plenum,
faisant vibrer avec une telle fougue les tuyaux des clairons, des trompettes et
des bombardes, que l'on crut entendre les appels du Jugement dernier : « Le
Saxon nous baise tous ! cria Antonio, exaspérant le fortissimo. ‑ Moi, on ne
m'entend même pas », cria Domenico, redoublant de force dans ses accords. Mais
entre-temps Filomeno avait couru aux cuisines, apportant une batterie de chaudrons
en cuivre, de toutes les dimensions, qu'il se mit à frapper avec des cuillères,
des écumoires, des batteuses, des rouleaux à tarte, des tisonniers, des manches
de plumeaux, dans une telle profusion de rythmes, de syncopes, d'accents
déplacés, que, l'espace de trente-deux mesures, on le laissa seul pour qu'il
improvisât. « Magnifique! Magnifique! » criait Georg Friedrich. « Magnifique!
Magnifique! » criait Domenico, donnant des coups de coude enthousiasmés sur le
clavier du clavecin. Mesure 28. Mesure 29. Mesure 30. Mesure 31. Mesure 32. «
Maintenant! », hurla Antonio Vivaldi, et tout le monde attaqua le Da capo avec
une furieuse vigueur, arrachant les accents les plus extraordinaires aux
violons, hautbois, trombones, régales, orgues manuels, violes de gambe, et tout
ce qui pouvait résonner dans la nef, dont les lustres vibraient comme ébranlés
par un tintamarre céleste.
Accord final. Antonio lâcha l'archet. Domenico laissa retomber le couvercle du clavier. Tirant de sa poche un mouchoir en dentelle trop léger pour son vaste front, le Saxon épongea sa sueur. Les pupilles de l'Ospedale éclatèrent d'un rire énorme, tandis que Montezuma faisait circuler des verres emplis d'une boisson qu'il avait inventée en transvasant le contenu de force cruches et bouteilles, mélangeant un peu de tout...
Accord final. Antonio lâcha l'archet. Domenico laissa retomber le couvercle du clavier. Tirant de sa poche un mouchoir en dentelle trop léger pour son vaste front, le Saxon épongea sa sueur. Les pupilles de l'Ospedale éclatèrent d'un rire énorme, tandis que Montezuma faisait circuler des verres emplis d'une boisson qu'il avait inventée en transvasant le contenu de force cruches et bouteilles, mélangeant un peu de tout...