TUBEUF André - La quatorzième valse (p.26)
... Cette lettre ne comporte pas de signatures, mais elle a un visage. Elle me dit ce que je ne me laisse jamais de dire en face. Elle me dit qu'on m'aime, et que je n'ai pas à le savoir. Ils sont jeunes, ils ne s'en cachent pas, mais comme ils parlent de haut, avec une sagesse, une largeur de vues dont à leur âge j'aurais été incapable dans l'expression de mes enthousiasmes! Qu'y a-t-il alors qui étrangement me dérange? Je sais. Cela déplace mon centre. J'aime savoir où je suis, où j'en suis. C'est un besoin pour moi vital. Dans le quotidien de l'existence. dans ma préparation. Combien plus encore quand je dois jouer. Je sens encore comme j'ai été mis mal à l'aise lors d'un récital où il y avait du public sur l'estrade, et que je voyais en face de moi. A une dame, visiblement, il arrivait quelque chose de viscéral qu'elle ne cherchait même pas à cacher. Était-ce du fait de la musique - Chopin, la sonate, je me souviens? Du fait d'états d'âme ne regardant qu'elle, sa digestion peut-être? Ou de mon fait? Je suis si renfermé dans ce que j'ai à faire, si peu communicatif, bien trop absorbé pour rien vouloir dire ou montrer de moi : l'idée que sans que je m'en doute quelque chose émane ou s'échappe de moi, certes m'échappe, apportant trouble, émotion en tout cas, là où je n'ai aucun moyen, aucun désir non plus, de savoir comment les émotions naissent et travaillent le dedans jusqu'à produire dehors, sur les visages, des sourires ou des rictus, et dans les estomacs des spasmes - comment pourrais-je, moi pianiste, surmonter pareille agression?...