BJORNSTAD Ketil - La société des jeunes pianistes (p.312-313)
…
Je m’installe au piano. Le couvercle est ouvert, la laque du vieil instrument
est striée de rayures. J’ai la nuque tendue, les épaules droites. Selma Lynge
déguste son thé, assise dans un fauteuil ; elle me regarde.
- A qui penses-tu quand tu joues ? demande-t-elle.
- Pardon ?
- Tout le monde pense à quelqu’un en particulier.
- Ah bon ? Et toi, à qui penses-tu ?
- Je pense à ma mère.
- Pourquoi ?
- Parce que je veux l’émouvoir. Je veux la réveiller d’entre les morts.
Comme c’est étrange de l’entendre dire ça. Je ne pense jamais à ma mère, pas à ces moments-là, quand je joue du piano. Mais cela s’explique aussi par des raisons stratégiques, comme lorsqu’on invoque Dieu avant de sauter du plongeoir.
- Tu sais ce qui s’est passé dans le wallon ?
Elle acquiesce.
- Je lui parle presque tous les jours. j’ai un petit endroit rien qu’à moi, là où il me semble que son âme repose. Et pourtant, je ne crois pas qu’elle existe. Pas comme ça. Ma mère est morte. Je ne joue pas pour elle.
- Dans ce cas tu joues pour Anja Skoog, dit Selma Lynge avec un sourire.
Je me mets à jouer – et, en effet, c’est peut-être pour Anja Skoog que je joue. Oui, elle a sans doute raison, me dis-je à contrecœur, tandis que j’entame la Sonate n°2 en si bémol mineur, contenant la Marche funèbre. L’ensemble de la composition est tellement coriace, un enfer technique. J’ignore pourquoi je l’ai choisie, sans doute parce qu’elle contient une part colossale d’agressivité. Rien ne dure, excepté au moment de la Marche funèbre à proprement parler. Tout est fugitif, volatil. D’abord surgissent les sentiments passionnels. Puis vient le deuil. Et pour finir : les fantômes. Une pièce de musique triste. Qui ne convient en rien à la jeunesse. Il n’empêche : je l’interprète sur le Bösendorfer de Selma Lynge et je suis prêt à l’exécuter jusqu’au bout, histoire de lui montrer de quoi je suis capable. Et si ça se trouve, cette sonate n’est pas, en fin de compte, un choix aussi saugrenu. Car n’est-ce pas ainsi que je me sens : instable, désemparé, condamné à la perte ?...
- A qui penses-tu quand tu joues ? demande-t-elle.
- Pardon ?
- Tout le monde pense à quelqu’un en particulier.
- Ah bon ? Et toi, à qui penses-tu ?
- Je pense à ma mère.
- Pourquoi ?
- Parce que je veux l’émouvoir. Je veux la réveiller d’entre les morts.
Comme c’est étrange de l’entendre dire ça. Je ne pense jamais à ma mère, pas à ces moments-là, quand je joue du piano. Mais cela s’explique aussi par des raisons stratégiques, comme lorsqu’on invoque Dieu avant de sauter du plongeoir.
- Tu sais ce qui s’est passé dans le wallon ?
Elle acquiesce.
- Je lui parle presque tous les jours. j’ai un petit endroit rien qu’à moi, là où il me semble que son âme repose. Et pourtant, je ne crois pas qu’elle existe. Pas comme ça. Ma mère est morte. Je ne joue pas pour elle.
- Dans ce cas tu joues pour Anja Skoog, dit Selma Lynge avec un sourire.
Je me mets à jouer – et, en effet, c’est peut-être pour Anja Skoog que je joue. Oui, elle a sans doute raison, me dis-je à contrecœur, tandis que j’entame la Sonate n°2 en si bémol mineur, contenant la Marche funèbre. L’ensemble de la composition est tellement coriace, un enfer technique. J’ignore pourquoi je l’ai choisie, sans doute parce qu’elle contient une part colossale d’agressivité. Rien ne dure, excepté au moment de la Marche funèbre à proprement parler. Tout est fugitif, volatil. D’abord surgissent les sentiments passionnels. Puis vient le deuil. Et pour finir : les fantômes. Une pièce de musique triste. Qui ne convient en rien à la jeunesse. Il n’empêche : je l’interprète sur le Bösendorfer de Selma Lynge et je suis prêt à l’exécuter jusqu’au bout, histoire de lui montrer de quoi je suis capable. Et si ça se trouve, cette sonate n’est pas, en fin de compte, un choix aussi saugrenu. Car n’est-ce pas ainsi que je me sens : instable, désemparé, condamné à la perte ?...