ISHIGURO Kazuo - Nocturnes (p.203-205)
... Je lui tendis mon CD. « C’est un
groupe avec lequel j’ai joué à Pasadena. Nous avons joué des standards, du
swing traditionnel, un peu de bossa nova. Rien de spécial, je l’ai juste apporté
parce que vous me l’aviez demandé. »
Elle examinait l’étui du CD, le tenant près de son visage, puis l’éloignant de nouveau. « Vous êtes sur la photo ? » Elle rapprocha à nouveau de ses yeux. « Je suis curieuse de savoir à quoi vous ressemblez. Je devrais dire plutôt, à quoi vous ressembliez.
- Je suis le deuxième à partir de la droite. Avec la chemise hawaïenne, je tiens la planche à repasser.
- Celui-là ? » Elle fixa le CD, puis me regarda. Elle dit alors : « Hé, vous êtes mignon. » Mais elle le dit tout bas, d’une voix dénuée de conviction. En fait, je perçus clairement une note de pitié dans son ton. Presque aussitôt elle s’était ressaisie. « Très bien, écoutons-le ! »
- Quand elle se dirigea vers le Bang&Olufsen, je précisai : « Le numéro 9. The Nearness of You. C’est mon morceau spécial.
- C’est parti pour "The Nearness of You".
Je m’étais décidé pour ce passage après réflexion. Les musiciens de ce groupe étaient de premier ordre. Individuellement nous avions des ambitions plus radicales, mais nous avions formé le groupe dans le but délibéré de jouer du jazz mainstream de qualité, celui que voudraient les clients du restaurant. Notre version de The Nearness of You - qui mettait mon ténor en vedette d’un bout à l’autre – n’était pas très éloignée du territoire de Tony Gardner, mais j’en avais toujours été réellement fier. Vous pensez peut être que vous avez entendu cette chanson interprétée de toutes les façons possibles. Eh bien, écoutez la nôtre. Écoutez, disons, ce deuxième chœur. Ou ce moment où l’on sort des huit mesures du milieu, quand l’orchestre passe de l’accord du troisième degré bémol cinq à celui du sixième degré bémol neuf, alors que je suis en train de monter dans des intervalles que vous n’auriez jamais crus possibles pour tenir ce si bémol aigu très doux et très tendre. J’y perçois des couleurs, des nostalgies et des regrets, qui dépassent l’imagination.
On pourrait donc dire que j’étais sûr que cet enregistrement aurait l’approbation de Lindy. Et pendant la première minute environ elle parut l’apprécier. Elle était restée debout après avoir mis le CD, et comme la fois où elle m’avait fait écouter le disque de son mari, elle se balança d’abord rêveusement, en cadence avec la musique. Puis le rythme disparut de ses mouvements, et elle finit pas s’immobiliser, le dos tourné vers moi, la tête penchée en avant comme si elle se concentrait. Au début je ne vis pas que c’était mauvais signe. Quand elle revint se rasseoir alors que la musique emplissait encore la pièce, et seulement alors, je me rendis compte que quelque chose n’allait pas. A cause des bandages, bien sûr, je ne pouvais voir son expression, mais la façon dont elle se laissa tomber sur le canapé, comme un mannequin rigide était de mauvais augure.
Elle examinait l’étui du CD, le tenant près de son visage, puis l’éloignant de nouveau. « Vous êtes sur la photo ? » Elle rapprocha à nouveau de ses yeux. « Je suis curieuse de savoir à quoi vous ressemblez. Je devrais dire plutôt, à quoi vous ressembliez.
- Je suis le deuxième à partir de la droite. Avec la chemise hawaïenne, je tiens la planche à repasser.
- Celui-là ? » Elle fixa le CD, puis me regarda. Elle dit alors : « Hé, vous êtes mignon. » Mais elle le dit tout bas, d’une voix dénuée de conviction. En fait, je perçus clairement une note de pitié dans son ton. Presque aussitôt elle s’était ressaisie. « Très bien, écoutons-le ! »
- Quand elle se dirigea vers le Bang&Olufsen, je précisai : « Le numéro 9. The Nearness of You. C’est mon morceau spécial.
- C’est parti pour "The Nearness of You".
Je m’étais décidé pour ce passage après réflexion. Les musiciens de ce groupe étaient de premier ordre. Individuellement nous avions des ambitions plus radicales, mais nous avions formé le groupe dans le but délibéré de jouer du jazz mainstream de qualité, celui que voudraient les clients du restaurant. Notre version de The Nearness of You - qui mettait mon ténor en vedette d’un bout à l’autre – n’était pas très éloignée du territoire de Tony Gardner, mais j’en avais toujours été réellement fier. Vous pensez peut être que vous avez entendu cette chanson interprétée de toutes les façons possibles. Eh bien, écoutez la nôtre. Écoutez, disons, ce deuxième chœur. Ou ce moment où l’on sort des huit mesures du milieu, quand l’orchestre passe de l’accord du troisième degré bémol cinq à celui du sixième degré bémol neuf, alors que je suis en train de monter dans des intervalles que vous n’auriez jamais crus possibles pour tenir ce si bémol aigu très doux et très tendre. J’y perçois des couleurs, des nostalgies et des regrets, qui dépassent l’imagination.
On pourrait donc dire que j’étais sûr que cet enregistrement aurait l’approbation de Lindy. Et pendant la première minute environ elle parut l’apprécier. Elle était restée debout après avoir mis le CD, et comme la fois où elle m’avait fait écouter le disque de son mari, elle se balança d’abord rêveusement, en cadence avec la musique. Puis le rythme disparut de ses mouvements, et elle finit pas s’immobiliser, le dos tourné vers moi, la tête penchée en avant comme si elle se concentrait. Au début je ne vis pas que c’était mauvais signe. Quand elle revint se rasseoir alors que la musique emplissait encore la pièce, et seulement alors, je me rendis compte que quelque chose n’allait pas. A cause des bandages, bien sûr, je ne pouvais voir son expression, mais la façon dont elle se laissa tomber sur le canapé, comme un mannequin rigide était de mauvais augure.