CARTANO Tony - Mister Sax (p.135-137)
...Ce fut une époque de cauchemars.
Nuits d'insomnies bagarreuses, aubes tristes et létales. Sans la force de se dire qu'il fallait dormir ou partir. Je vivais dans une espèce d'acceptation morbide du présent.
Mai me tenait‑ à nouveau à l'écart. Aucune explication.
Je m'étais accoutumé au silence, et même à la rancoeur. Pour faire bonne figure, me donner l'illusion de vivre encore, je me jouais des airs inédits dans la tête. Par procuration, je me laissais entraîner par des bacchanales harassantes. Ça sifflait, jacassait, hurlait, détonait ‑ une jungle de notes mirobolantes et néanmoins inaudibles. Je me blessais à coups de gammes, me berçais de litanies toujours inachevées. Mais rien ne me consolait de ma torpeur, de ma solitude molle.
Je ne me souvenais pas des mots d'amour que j'avais murmurés à l'oreille de Maï. Ses caresses excessives, ses assauts répétés m'avaient épuisé.
Tandis que je la serrais dans mes bras, elle s'était mise à évoquer des images du temps de guerre. J'essayai, malgré mon émoi, de lui parler de Chicago, de Sonia, de mon père et de ma mère... Et un peu plus tard, frôlant du bout des doigts la peau de ses seins, je lui avais murmuré le thème de Tenderly.
Au moment où, enfin, je la pénétrai, elle s'écria :
« Fuck you, bastard ! Fais‑moi jouir! »
Il y a des éternités qui sauvent et d'autres qui vous engluent, poisseuses. Maï était un reproche incarné, une insulte à la mémoire. En définitive, sa sensualité agressive, son mépris amoureux distillèrent en moi une sorte de paix intérieure, un appel à la réconciliation. A l'amertume succéda bientôt comme une satisfaction presque sereine du devoir accompli. J'étais loin, alors, de formuler les choses aussi clairement : si l'on m'avait parlé d'exorcisme du passé, j'aurais rué dans les brancards.
Seul signe d'une amélioration de mon état que je n'aurais pu contester : l'envie de reprendre mon saxophone. Désormais, je m'éloignais du village pour de longues marches sur la ligne des crêtes où j'improvisais sans arrêt jusqu'à ce que l'écho m'enivre.
Je m'étais remis à noircir du papier, à virevolter autour de triolets et de doubles croches acrobatiques. Je travaillais chaque jour. C'est de cette période que datent deux des compositions pour lesquelles je mérite encore, de temps à autre, l'attention de quelques programmateurs de radio Re‑Loving et Error Eraser
On pourra dire tout ce qu'on voudra, ça m'est égal. J'avais trouvé un style à moi. Les influences du be‑bop et du free sur lesquelles je m'étais tour à tour constitué et déconstruit m'avaient tout apporté, sauf une personnalité. Je venais de découvrir que le temps peut se dilater, que le lyrisme et la vigueur ne s'excluent pas. L'attaque pouvait être douce et néanmoins mordante. La vision toujours sauvage, sans être gratuite. Pour être bon, il ne suffit pas d'être égal à soi‑même. Il faut aussi se considérer comme une énigme et admettre que la réponse la plus étourdissante ne l'épuisera jamais.
Nuits d'insomnies bagarreuses, aubes tristes et létales. Sans la force de se dire qu'il fallait dormir ou partir. Je vivais dans une espèce d'acceptation morbide du présent.
Mai me tenait‑ à nouveau à l'écart. Aucune explication.
Je m'étais accoutumé au silence, et même à la rancoeur. Pour faire bonne figure, me donner l'illusion de vivre encore, je me jouais des airs inédits dans la tête. Par procuration, je me laissais entraîner par des bacchanales harassantes. Ça sifflait, jacassait, hurlait, détonait ‑ une jungle de notes mirobolantes et néanmoins inaudibles. Je me blessais à coups de gammes, me berçais de litanies toujours inachevées. Mais rien ne me consolait de ma torpeur, de ma solitude molle.
Je ne me souvenais pas des mots d'amour que j'avais murmurés à l'oreille de Maï. Ses caresses excessives, ses assauts répétés m'avaient épuisé.
Tandis que je la serrais dans mes bras, elle s'était mise à évoquer des images du temps de guerre. J'essayai, malgré mon émoi, de lui parler de Chicago, de Sonia, de mon père et de ma mère... Et un peu plus tard, frôlant du bout des doigts la peau de ses seins, je lui avais murmuré le thème de Tenderly.
Au moment où, enfin, je la pénétrai, elle s'écria :
« Fuck you, bastard ! Fais‑moi jouir! »
Il y a des éternités qui sauvent et d'autres qui vous engluent, poisseuses. Maï était un reproche incarné, une insulte à la mémoire. En définitive, sa sensualité agressive, son mépris amoureux distillèrent en moi une sorte de paix intérieure, un appel à la réconciliation. A l'amertume succéda bientôt comme une satisfaction presque sereine du devoir accompli. J'étais loin, alors, de formuler les choses aussi clairement : si l'on m'avait parlé d'exorcisme du passé, j'aurais rué dans les brancards.
Seul signe d'une amélioration de mon état que je n'aurais pu contester : l'envie de reprendre mon saxophone. Désormais, je m'éloignais du village pour de longues marches sur la ligne des crêtes où j'improvisais sans arrêt jusqu'à ce que l'écho m'enivre.
Je m'étais remis à noircir du papier, à virevolter autour de triolets et de doubles croches acrobatiques. Je travaillais chaque jour. C'est de cette période que datent deux des compositions pour lesquelles je mérite encore, de temps à autre, l'attention de quelques programmateurs de radio Re‑Loving et Error Eraser
On pourra dire tout ce qu'on voudra, ça m'est égal. J'avais trouvé un style à moi. Les influences du be‑bop et du free sur lesquelles je m'étais tour à tour constitué et déconstruit m'avaient tout apporté, sauf une personnalité. Je venais de découvrir que le temps peut se dilater, que le lyrisme et la vigueur ne s'excluent pas. L'attaque pouvait être douce et néanmoins mordante. La vision toujours sauvage, sans être gratuite. Pour être bon, il ne suffit pas d'être égal à soi‑même. Il faut aussi se considérer comme une énigme et admettre que la réponse la plus étourdissante ne l'épuisera jamais.