APARAIN DELGADO Mario - La ballade de Johnny Sosa
...Johnny se disait que de tels destins n'existent que dans un pays comme celui de Lou Brakley. Il soupçonnait qu'ici à Mosquitos, même s'il en avait formé le projet quand il n'avait que dix ou douze ans, jamais il n'aurait eu l'occasion de concourir avec ses chansons dans un de ces fameux radio-crochets, ou sur une de ces plages de la Costa de Oro, comme Los Titanes ou Shangrilá, stations balnéaires qu'il s'imaginait lointaines et habitées par les enfants du capitaine Grant. Il en avait tellement entendu parler quand s'était répandue la mode des festivals inter-plages et que leurs lauréats étaient devenus célèbres.
Il était par ailleurs peu probable qu'un imprésario atterrisse un jour à Mosquitos, entre au bar Euskalduna et, la bouche pleine d'un sandwich à l'escalope, demande un certain Johnny Sosa, dont la renommée de chanteur de charme à la voix d'or serait parvenue à ses oreilles, au cours d'une réunion avec des collègues indolents. Et pourtant, Johnny aurait pu ainsi, à son tour, rejoindre la légende qui, selon l'animateur de radio Melías Churi, courait la ville d'Austin et d'après laquelle Lou Brakley aurait été découvert par un homme qui, pendant deux ans, avait cherché un individu ayant les rêves d'un Noir, les sentiments d'un Noir, la voix d'un Noir, mais qui, impérativement, devait être Blanc.
" Tu parles. A Mosquitos, impossible. ", marmonnait Johnny dans la solitude de sa cuisine, en riant tout bas de sa propre résignation. Tout simplement parce que, lui, il était Noir. Et donc, rien à voir avec Lou Brakley. Plus improbable encore, plus éloigné de la réalité, l'enregistrement d'un disque. Il se passerait bien un ou deux siècles, sûr, avant que quelqu'un ait l'idée de monter dans ce bled un de ces studios " Enregistre-toi toi-même ", comme l'endroit bizarre où, paraît-il, l'imprésario avait surpris le petit gars d'Austin en pleine interprétation sulfureuse d'un blues bien connu d'Arthur " Big Boy " Crudup intitulé That's Ail Right (Mama).
A ce que disait l'animateur de l'Heure fertile de l'aube, c'était exactement ce que cherchait, le vieux chasseur d'idoles. Et, comme si de rien n'était, tandis que Johnny l'écoutait la tête pleine d'une autre vie, le speaker fit un grand bond par-dessus l'abîme des âges, tira le jeune débutant de son déplorable anonymat et le planta avec une suave habileté à l'époque précise où Lou Brakley devint aux yeux du monde ni plus ni moins que Lou Brakley.
" Cependant, 1956 allait être pour le chanteur une année terriblement dure ", avait déclaré Melías Churi lors de l'émission précédente. " Mais cette étape dans la vie de l'auteur-interprète de Motel une étoile, nous en parlerons demain, si Dieu veut, sur Radio Mosquitos dès sept heures du matin, mes chers auditeurs. "