BERBEROVA Nina - L'accompagnatrice (p.45-49)
…Le
lendemain, je me mis au piano dès le matin. Les partitions étaient des plus
variées ‑ il y avait des airs d'opéra, des romances de Glinka, et de la musique
contemporaine, et des espèces de vocalises particulières, que je n'avais jamais
entendues. Je travaillai toute la journée et le matin suivant. Le lendemain, à
trois heures, j'étais rue Fourchtadskaya. Le piano était un magnifique Blüthner
de concert. Maria Nikolaevna fit des vocalises pendant près d'une heure, puis je
bus du thé avec de la brioche et, sur sa demande, je lui jouai du Schubert.
Elle écouta et remercia. Pendant ce temps, le téléphone sonna deux fois dans la
chambre à côté où quelqu'un répondit, mais on ne vint pas la chercher. Puis
elle chanta, elle chanta...
Je sais, il y a des gens qui n’admettent pas le chant: une personne prend la pose, ouvre la bouche toute grande d' une façon naturelle ‑ et alors c'est laid, ou d'une façon étudiée ‑ et alors c'est grotesque, et, tout en s'efforçant de conserver sur le visage une expression d'aisance, d'inspiration et de pudeur, crie (ou rugit) longuement des paroles dont l'agencement n'est pas toujours réussi et qui sont, parfois, accélérées sans aucune raison, ou bien découpées en morceaux, comme pour une charade, ou encore répétées plusieurs fois de façon inepte.
Mais lorsque, après une aspiration (nullement affectée, mais aussi simple que lorsque nous aspirons l'air des montagnes à la fenêtre d'un wagon), elle entrouvrit ses lèvres fortes et belles, et qu'un son fort et puissant, plein jusqu'aux bords, retentit soudain au‑dessus de moi, je compris tout à coup que c'était justement cette chose immortelle et indiscutable qui serre le coeur et fait que le rêve d'avoir des ailes devient réalité pour l'être humain débarrassé soudain de toute sa pesanteur. Une espèce de joie dans les larmes me saisit. Mes doigts frémirent, égarés parmi les touches noires; craignant de la décevoir, dans les débuts, quant à mon application, je comptais en moi‑même, mais je sentais qu'un spasme parcourait ma colonne vertébrale. C'était un soprano dramatique, avec les notes aiguës stables et merveilleuses, et les basses profondes et claires.
-- Encore une fois, Sonetchka, dit-elle, et nous répétâmes l’air.
Je ne me rappelle pas ce que c’était. Je crois que c’était l’air d’Elisabeth de Tannhaüser.
Puis elle se reposa cinq minutes, caressa le chat, but une demi‑tasse de thé refroidi, me fit raconter N., mon enfance. Mais je n'avais rien à raconter. Mitenka, peut-être? Oh, non! Surtout pas Mitenka. Dieu merci, elle le connaît bien, son mari est le cousin germain de la mère de Mitenka. Pour avoir du talent, il en a, mais il lui arrive de ne pas pouvoir se rappeler son propre nom.
Et de nouveau elle chanta, et moi, avec application, mais encore avec prudence et timidité, je l'accompagnais dans ce miracle qui rappelait l'envol et le vol, et il y avait des moments où, de nouveau, une aiguille entrait dans mon coeur et me transperçait tout entière. Plusieurs fois, elle s'interrompit, me donna des indications, me demanda de recommencer. Elle m'observait, elle m'écoutait. Etait‑elle contente de moi ?
A six heures et demie, la sonnette retentit avec force.
-‑ Attendez, me dit Maria Nikolaevna. C'est pour moi.
Elle alla dans l'entrée et je l'entendis ouvrir elle-même la porte.
-‑ J'ai appelé deux fois, dit une forte voix d'homme, mais on m'a déclaré que vous étiez occupée et ne pouviez répondre. Qu'est‑ce que cela veut dire ? Est‑il tellement difficile de répondre au téléphone?
-‑ Doucement, doucement, Senia, répondit‑elle, j'ai ma leçon, ma répétition. J'ai l'accompagnatrice.
Je sais, il y a des gens qui n’admettent pas le chant: une personne prend la pose, ouvre la bouche toute grande d' une façon naturelle ‑ et alors c'est laid, ou d'une façon étudiée ‑ et alors c'est grotesque, et, tout en s'efforçant de conserver sur le visage une expression d'aisance, d'inspiration et de pudeur, crie (ou rugit) longuement des paroles dont l'agencement n'est pas toujours réussi et qui sont, parfois, accélérées sans aucune raison, ou bien découpées en morceaux, comme pour une charade, ou encore répétées plusieurs fois de façon inepte.
Mais lorsque, après une aspiration (nullement affectée, mais aussi simple que lorsque nous aspirons l'air des montagnes à la fenêtre d'un wagon), elle entrouvrit ses lèvres fortes et belles, et qu'un son fort et puissant, plein jusqu'aux bords, retentit soudain au‑dessus de moi, je compris tout à coup que c'était justement cette chose immortelle et indiscutable qui serre le coeur et fait que le rêve d'avoir des ailes devient réalité pour l'être humain débarrassé soudain de toute sa pesanteur. Une espèce de joie dans les larmes me saisit. Mes doigts frémirent, égarés parmi les touches noires; craignant de la décevoir, dans les débuts, quant à mon application, je comptais en moi‑même, mais je sentais qu'un spasme parcourait ma colonne vertébrale. C'était un soprano dramatique, avec les notes aiguës stables et merveilleuses, et les basses profondes et claires.
-- Encore une fois, Sonetchka, dit-elle, et nous répétâmes l’air.
Je ne me rappelle pas ce que c’était. Je crois que c’était l’air d’Elisabeth de Tannhaüser.
Puis elle se reposa cinq minutes, caressa le chat, but une demi‑tasse de thé refroidi, me fit raconter N., mon enfance. Mais je n'avais rien à raconter. Mitenka, peut-être? Oh, non! Surtout pas Mitenka. Dieu merci, elle le connaît bien, son mari est le cousin germain de la mère de Mitenka. Pour avoir du talent, il en a, mais il lui arrive de ne pas pouvoir se rappeler son propre nom.
Et de nouveau elle chanta, et moi, avec application, mais encore avec prudence et timidité, je l'accompagnais dans ce miracle qui rappelait l'envol et le vol, et il y avait des moments où, de nouveau, une aiguille entrait dans mon coeur et me transperçait tout entière. Plusieurs fois, elle s'interrompit, me donna des indications, me demanda de recommencer. Elle m'observait, elle m'écoutait. Etait‑elle contente de moi ?
A six heures et demie, la sonnette retentit avec force.
-‑ Attendez, me dit Maria Nikolaevna. C'est pour moi.
Elle alla dans l'entrée et je l'entendis ouvrir elle-même la porte.
-‑ J'ai appelé deux fois, dit une forte voix d'homme, mais on m'a déclaré que vous étiez occupée et ne pouviez répondre. Qu'est‑ce que cela veut dire ? Est‑il tellement difficile de répondre au téléphone?
-‑ Doucement, doucement, Senia, répondit‑elle, j'ai ma leçon, ma répétition. J'ai l'accompagnatrice.