BUZZATI Dino - Panique à la Scala (p.68-70)
... Le Massacre fut un grand succès, même s’il demeure fort
douteux que, dans toute la Scala, il se soit trouvé une seule personne à qui
cette musique ait réellement et sincèrement plu. Mais, d’une façon générale, ce
fut le désir de se montrer à la hauteur de la situation qui l’emporta, de se
prouver qu’on faisait partie de l’avant-garde ? Une sorte de rivalité
tacite entraîna tous les spectateurs à se surpasser dans ce domaine. Il faut
reconnaître que, lorsqu’on sait se mettre à l’écoute de telle ou telle musique
pour y dénicher tout ce qu’elle peut receler de beauté cachée, d’ingénieuse
invention, de mystérieux tréfonds, l’autosuggestion aidant, il est bien rare
qu’on ne les y trouve pas. En outre : depuis quand les œuvres
contemporaines apportaient-elles de l’agrément ? On ne pouvait ignorer que
les chefs de file de la musique moderne se refusaient à la moindre concession à
ce propos. Attendre un quelconque divertissement de leur part eût été d’une
impardonnable étourderie. Ceux qui voulaient se divertir n’avaient-ils pas à
leur disposition les bastringues, les variétés, les lunaparks des
faubourgs ? Au demeurant cette nerveuse exaspération que provoquait la
musique de Grossgemüth, ces voix tendues au plus fort de leur registre et
particulièrement cette continuelle bourrasque des chœurs, n’étaient pas à
dédaigner. Indubitablement, le public avait été ému, frappé, traumatisé ;
qui aurait pu le nier ? Cet emportement, cette frénésie, qui s’étaient
infiltrés dans tous les spectateurs, s’y étaient accumulés, les contraignant à
soudain battre des mains, à s’agiter, à crier bravo sitôt la fin de chaque
acte, n’étaient-ils pas le lus bel hommage que pouvait recevoir un
compositeur ?...