CHAO Ramon - Le lac de Côme (p.64-66)
... La salle de concert était une pièce humide et sombre,
ornée de jardinières aux plantes touffues posées sur de doubles consoles, en
haut et en bas; elle ressemblait plutôt à un antre pour rites funéraires où
l'assistance devait écarter les broussailles pour commenter mon exécution.
Cette disposition déconcerta mon père par son côté imprévu, lui faisant perdre
tout sens à force d'étourdissement et de timidité, car il ne savait à qui
adresser ses excuses sans froisser personne : au gouverneur, du royaume des borgnes
et comme eux tous très faux et traître, que l'on reconnaissait à sa vareuse
bleue des cérémonies officielles qu'il avait endossée pour l'occasion, à sa
jambe de bois gagnée de haute lutte au siège de Mieres quand un boudin de
dynamite lancé par un brave mineur lui avait fauché la bonne, qu'il tendait
maintenant devant lui tandis que l'autre, la mauvaise, surgissait entre les
feuilles de bégonia comme une tige sèche, et à cet oeil vitreux grotesquement
perdu à la bataille de Belchite ‑ un simple soldat de sa compagnie le lui avait
crevé d'un coup de baïonnette en se penchant, comme il le lui avait ordonné
pour ramasser avec ses dents son étui à cigarettes tombé à terre; ou bien au
journaliste, vêtu d'un costume marron, gilet et cravate assortis; ou au
chanoine, plein de sa modestie, le sourire posé sur une lèvre condescendante et
la tonsure fraîchement rasée, brillante sous l'effet du Floïd; au monsieur
Valente, aux moustaches raides et gommées, dans sa chemise mauve de la
confrérie de la Vierge aux Yeux Noirs et son cordon bleu correspondant, sans
oublier un autre spectateur de marque, peut‑être même le plus distingué de
tous, car il avait
été trompette major de l'escorte royale et syndic de la confrérie des clairons,
ce qui s'appelle un personnage de qualité, respecté, voire craint, par tout le
monde, car le comte de Barcelone lui avait réservé le privilège de claironner
son retour.
Mon père était si timoré que j'en eus presque pitié. Mais il sut s'adapter à la situation en se plaçant à côté du clavier, car il déduisit simplement que depuis ce lieu les notes allaient toucher toutes les oreilles, ses paroles aussi les atteindraient, par lesquelles il se mit à rapporter ma mésaventure avec le cygne. Rocosa Botes confirma ses dires en décrivant les soins qu'il m'avait prodigués et qui allaient peut‑être leur permettre, conclut‑il orgueilleux, de savourer mon talent.
‑ De toute façon, il va jouer, décréta mon père.
Et s'adressant à moi :
‑ Ce que tu ne peux jouer avec le pouce, joue‑le avec un autre doigt. Comme si c'était aussi facile.
Après que chacun se fut bien installé à la place qui correspondait à son rang et que la salle eut fait silence, j'entrepris de jouer l'Air du Toréador avec mille pirouettes digitales.
‑ Très bien, très bien! Et seulement avec neuf doigts, il faut le voir pour le croire!
Secouant la tête avec un air de sage, ce brave Rocosa Botes dit cela, lui qui était un benêt, et le démontra en croyant toujours en moi et en m'aimant vraiment pendant de longues années. Il n'avait pas tort, car il est évident qu'on joue mieux avec beaucoup de doigts qu'avec peu. Mais malgré sa logique écrasante, les autres le regardèrent avec une réprobation manifeste car cet homme de deuxième catégorie les devançait par ses jugements spontanés, manifestait son avis avant le chanoine, docte en matière de musique, et utilisait des arguments qu'ils taisaient, car ils se doutaient bien qu'à cause de ce doigt de moins, on ne pouvait me couvrir de trop d'éloges sans se ridiculiser.
Pour ma part, je pensais que ces personnages devaient être des ânes bâtés s'ils me supportaient jusqu'à la fin du morceau. Et comme il en fut ainsi, depuis ce jour, je fus convaincu que dans un récital, on peut perdre la mémoire et répéter plusieurs fois la même mesure jusqu'à retomber sur ses pattes, mettre la pédale forte quand on sait qu'on va louper une double appogiature pour la noyer dans une nébuleuse de notes, et sauter même quelques passages si l'on n'en est pas très sûr. Il faut connaître le morceau à fond, l'avoir joué ou entendu plusieurs fois pour apprécier les imperfections.
Or donc, avec l'expérience acquise dans l'Air du Toréador, je me lançai dans Les Miniatures de Léo Delibes, que je menai cahin‑caha jusqu'à la fin,
Cette fois tout le monde applaudit, car la courtoisie leur permit d'extérioriser leur contentement sans témérité; tous, excepté Rocosa Botes qui, imprudent tout à l'heure, fait maintenant pénitence. Après quoi, je me disposai à aborder Le Coucou de Daquin, sans pouvoir dépasser la première mesure à cause du jeu constant qu'il y a à la main droite entre l'index et le pouce. Mon père avait beau rabâcher ‑ change de doigt, allons, change de doigt ‑ cela m'était impossible, car l'apprentissage d'un morceau de piano, et c'est sans doute pareil avec d'autres instruments, requiert des mois de répétition jusqu'à se l'incruster dans la cervelle et qu'on le joue finalement comme un automate.
‑ Cela ne fait rien, ne t'en fais pas, me tranquillisa le chantre, voyant mon père bouillonner de colère.
‑ Joue leur Le Lac de Côme! (Mon père, bien sûr, avec son tremblement nerveux qui lui permet à peine d'articuler.)
‑ Je ne peux pas, impossible, papa, il y a beaucoup d'octaves. Mais mon père ne tint pas compte de mes lamentations et me glaça de son regard, si bien que je dus montrer la partition à l'ecclésiastique pour que sa charité continuât à me protéger.
‑ N'est‑ce pas que je ne peux pas, mon père?
Et surgit la voix balsamique du pharmacien :
‑ Laisse cela, Mario, nous avons bien vu que tu joues à la perfection, mettant ainsi fin à la séance au grand déplaisir des autres spectateurs qui s'étaient pomponnés et mis sur leur trente et un pour, en définitive, un spectacle d'un quart d'heure.
Mon père était si timoré que j'en eus presque pitié. Mais il sut s'adapter à la situation en se plaçant à côté du clavier, car il déduisit simplement que depuis ce lieu les notes allaient toucher toutes les oreilles, ses paroles aussi les atteindraient, par lesquelles il se mit à rapporter ma mésaventure avec le cygne. Rocosa Botes confirma ses dires en décrivant les soins qu'il m'avait prodigués et qui allaient peut‑être leur permettre, conclut‑il orgueilleux, de savourer mon talent.
‑ De toute façon, il va jouer, décréta mon père.
Et s'adressant à moi :
‑ Ce que tu ne peux jouer avec le pouce, joue‑le avec un autre doigt. Comme si c'était aussi facile.
Après que chacun se fut bien installé à la place qui correspondait à son rang et que la salle eut fait silence, j'entrepris de jouer l'Air du Toréador avec mille pirouettes digitales.
‑ Très bien, très bien! Et seulement avec neuf doigts, il faut le voir pour le croire!
Secouant la tête avec un air de sage, ce brave Rocosa Botes dit cela, lui qui était un benêt, et le démontra en croyant toujours en moi et en m'aimant vraiment pendant de longues années. Il n'avait pas tort, car il est évident qu'on joue mieux avec beaucoup de doigts qu'avec peu. Mais malgré sa logique écrasante, les autres le regardèrent avec une réprobation manifeste car cet homme de deuxième catégorie les devançait par ses jugements spontanés, manifestait son avis avant le chanoine, docte en matière de musique, et utilisait des arguments qu'ils taisaient, car ils se doutaient bien qu'à cause de ce doigt de moins, on ne pouvait me couvrir de trop d'éloges sans se ridiculiser.
Pour ma part, je pensais que ces personnages devaient être des ânes bâtés s'ils me supportaient jusqu'à la fin du morceau. Et comme il en fut ainsi, depuis ce jour, je fus convaincu que dans un récital, on peut perdre la mémoire et répéter plusieurs fois la même mesure jusqu'à retomber sur ses pattes, mettre la pédale forte quand on sait qu'on va louper une double appogiature pour la noyer dans une nébuleuse de notes, et sauter même quelques passages si l'on n'en est pas très sûr. Il faut connaître le morceau à fond, l'avoir joué ou entendu plusieurs fois pour apprécier les imperfections.
Or donc, avec l'expérience acquise dans l'Air du Toréador, je me lançai dans Les Miniatures de Léo Delibes, que je menai cahin‑caha jusqu'à la fin,
Cette fois tout le monde applaudit, car la courtoisie leur permit d'extérioriser leur contentement sans témérité; tous, excepté Rocosa Botes qui, imprudent tout à l'heure, fait maintenant pénitence. Après quoi, je me disposai à aborder Le Coucou de Daquin, sans pouvoir dépasser la première mesure à cause du jeu constant qu'il y a à la main droite entre l'index et le pouce. Mon père avait beau rabâcher ‑ change de doigt, allons, change de doigt ‑ cela m'était impossible, car l'apprentissage d'un morceau de piano, et c'est sans doute pareil avec d'autres instruments, requiert des mois de répétition jusqu'à se l'incruster dans la cervelle et qu'on le joue finalement comme un automate.
‑ Cela ne fait rien, ne t'en fais pas, me tranquillisa le chantre, voyant mon père bouillonner de colère.
‑ Joue leur Le Lac de Côme! (Mon père, bien sûr, avec son tremblement nerveux qui lui permet à peine d'articuler.)
‑ Je ne peux pas, impossible, papa, il y a beaucoup d'octaves. Mais mon père ne tint pas compte de mes lamentations et me glaça de son regard, si bien que je dus montrer la partition à l'ecclésiastique pour que sa charité continuât à me protéger.
‑ N'est‑ce pas que je ne peux pas, mon père?
Et surgit la voix balsamique du pharmacien :
‑ Laisse cela, Mario, nous avons bien vu que tu joues à la perfection, mettant ainsi fin à la séance au grand déplaisir des autres spectateurs qui s'étaient pomponnés et mis sur leur trente et un pour, en définitive, un spectacle d'un quart d'heure.