MILLET Richard - La voix d’alto (p.149-151)
... J'étais allé le retrouver non pas à Amsterdam, dans sa
lointaine maison de la Pythagorasstraat, qu'il partageait avec une soeur plus
âgée que lui, veuve d'un fonctionnaire des Antilles néerlandaises, mais à
Bruges, où il dirigeait un ensemble consacré à la musique baroque avec lequel
il travaillait les Leçons de ténèbres de
Michel Lambert qui sont un des monuments du Grand Siècle, moins connues que
celles de Couperin, de Charpentier ou de Delalande, mais pas moins belles, et
bien sûr ignorées de ces foutus Français qui trouvent que c'est toujours
meilleur dans l'assiette de l'étranger tout en voulant faire croire qu'ils
continuent à inventer le monde, clamait Tobias dans un néerlandais que je
n'avais pas besoin de comprendre pour deviner contre quoi il s'emportait, et
qu'il ne prenait d'ailleurs pas soin de traduire, s'approchant de moi, rouge,
en nage, s'essuyant la figure avant de m'embrasser avec un petit rugissement
d'aise et ajoutant en se tournant vers ses musiciens, en français, cette fois :
‑ Le voilà enfin, le paysan limousin, l'altiste des hauts plateaux, un des rares hommes capables de faire entendre des voix qui ne sont pas de ce monde !
Il voulait mon opinion sur la contralto imposée par la maison de disques pour l'enregistrement de ces Leçons. je lui ai dit que les voix de contralto me mettaient mal à l'aise, qu'elles me troublaient à l'excès, comme des femmes au désir inquiétant, à la sexualité harassante, que je fréquentais trop mon alto pour ne pas rechercher des voix plus hautes, plus limpides, celle de Véronique Gens, par exemple, à laquelle je voue une passion à peu près du même ordre que celle de Suttermans pour Lisa Della Casa: deux femmes dont on ne sait si la beauté leur vient de leur voix ou de leur visage, ou de l'extraordinaire conjonction du visage et de la voix.
Il voulait aussi me faire entendre un violon fabriqué à Venise, en 1730, par Domenico Montagnana, dont le collectionneur souhaitait se séparer en même temps que d'un autre alto du XVIIIe fabriqué à Füssen par Sympertus Niggeli, que je n'avais bien sûr pas les moyens de m'offrir mais sur lequel j'ai été heureux de jouer, avec Tobias, quelques duos pour violon et alto de joseph et de Michael Haydn, ce qui a permis à Tobias d'évoquer une fois encore la question du génie, de soutenir que Joseph Haydn était certes un génie mais qu'on ne se demandait pas aux dépens de qui, et surtout si ce n'était pas aux dépens ‑quelle injustice, n'est‑ce pas, comme toujours entre deux frères ‑ de ce frère cadet Michael, lequel entretenait de bonnes relations avec Joseph mais savait qu'il n'était pas de taille à lutter contre l'aîné, et que s'il avait été le premier à composer pour des chœurs d'hommes a cappella, c'est à son frère qu'on attribuerait longtemps le charmant Quintette à cordes en ut majeur, et à son ami Mozart l'ouverture de la Symphonie en sol majeur KV 444. De quoi finir dans l'aigreur, le sentiment d'injustice et la maladie, et à la tête d'une oeuvre qui ne compte pour ainsi dire pas, puisque, au mieux, on la confond avec celle du grand Haydn et qu'on a beau avoir laissé inachevé à cause de l'ultime maladie son propre Requiem, celui‑ci n'aura pas le destin du Requiem du génial ami...
J'aime le matin de Bruges, en semaine, lorsque le brouillard tarde à se dissiper et que les collégiennes en jupes plissées et manteaux bleu marine jetés sur des chemisiers blancs se rendent en classe à bicyclette, la tête le plus souvent couverte d'un de ces bérets qui sur une chevelure de femme ne manquent pas de susciter en moi un trouble qui me fait croire que je suis sur le point de tomber amoureux, surtout quand ils tressautent, ces cheveux, ou qu'ils sont soulevés par le vent autour d'un visage grave ou souriant avec la pudeur des Vierges des vieux tableaux flamands, disais‑je à Tobias, qui approuvait l'admiration que je portais aux jeunes filles de Bruges et me faisait remarquer la belle pesanteur de leurs seins remuant sous les corsages, une des rares qualités plastiques qu'il accordait à ces filles du Nord qui ne tarderaient pas à s'empâter comme des servantes de Frans Hals, ajoutait‑il avec l'air de ne pas tout à fait croire à ce qu'il disait.
Rien ne semblait devoir rapprocher le peu liant Français des hautes terres limousines et l'ironique Hollandais de la Frise qui aurait pu être son père, sinon le goût de musiques rares ou méconnues, des très jeunes femmes et des alcools qui se boivent lentement, au milieu de la nuit. C'était du moins ce que nous mettions en commun, Tobias et moi, dans les lieux où nous nous retrouvions, chez nous, dans des bars de nuit, dans des chambres d'hôtels des villes d'Europe où nous jouions ensemble avec Jeanne Delamare et le violoncelliste belge Guillaume Denuncques, Tobias Suttermans n'acceptant de renoncer au baroque que pour servir la musique de chambre française, dans laquelle il entendait l'écho des oeuvres de Charpentier, de Marais, de Couperin, de Grigny, de Rameau...
‑ Le voilà enfin, le paysan limousin, l'altiste des hauts plateaux, un des rares hommes capables de faire entendre des voix qui ne sont pas de ce monde !
Il voulait mon opinion sur la contralto imposée par la maison de disques pour l'enregistrement de ces Leçons. je lui ai dit que les voix de contralto me mettaient mal à l'aise, qu'elles me troublaient à l'excès, comme des femmes au désir inquiétant, à la sexualité harassante, que je fréquentais trop mon alto pour ne pas rechercher des voix plus hautes, plus limpides, celle de Véronique Gens, par exemple, à laquelle je voue une passion à peu près du même ordre que celle de Suttermans pour Lisa Della Casa: deux femmes dont on ne sait si la beauté leur vient de leur voix ou de leur visage, ou de l'extraordinaire conjonction du visage et de la voix.
Il voulait aussi me faire entendre un violon fabriqué à Venise, en 1730, par Domenico Montagnana, dont le collectionneur souhaitait se séparer en même temps que d'un autre alto du XVIIIe fabriqué à Füssen par Sympertus Niggeli, que je n'avais bien sûr pas les moyens de m'offrir mais sur lequel j'ai été heureux de jouer, avec Tobias, quelques duos pour violon et alto de joseph et de Michael Haydn, ce qui a permis à Tobias d'évoquer une fois encore la question du génie, de soutenir que Joseph Haydn était certes un génie mais qu'on ne se demandait pas aux dépens de qui, et surtout si ce n'était pas aux dépens ‑quelle injustice, n'est‑ce pas, comme toujours entre deux frères ‑ de ce frère cadet Michael, lequel entretenait de bonnes relations avec Joseph mais savait qu'il n'était pas de taille à lutter contre l'aîné, et que s'il avait été le premier à composer pour des chœurs d'hommes a cappella, c'est à son frère qu'on attribuerait longtemps le charmant Quintette à cordes en ut majeur, et à son ami Mozart l'ouverture de la Symphonie en sol majeur KV 444. De quoi finir dans l'aigreur, le sentiment d'injustice et la maladie, et à la tête d'une oeuvre qui ne compte pour ainsi dire pas, puisque, au mieux, on la confond avec celle du grand Haydn et qu'on a beau avoir laissé inachevé à cause de l'ultime maladie son propre Requiem, celui‑ci n'aura pas le destin du Requiem du génial ami...
J'aime le matin de Bruges, en semaine, lorsque le brouillard tarde à se dissiper et que les collégiennes en jupes plissées et manteaux bleu marine jetés sur des chemisiers blancs se rendent en classe à bicyclette, la tête le plus souvent couverte d'un de ces bérets qui sur une chevelure de femme ne manquent pas de susciter en moi un trouble qui me fait croire que je suis sur le point de tomber amoureux, surtout quand ils tressautent, ces cheveux, ou qu'ils sont soulevés par le vent autour d'un visage grave ou souriant avec la pudeur des Vierges des vieux tableaux flamands, disais‑je à Tobias, qui approuvait l'admiration que je portais aux jeunes filles de Bruges et me faisait remarquer la belle pesanteur de leurs seins remuant sous les corsages, une des rares qualités plastiques qu'il accordait à ces filles du Nord qui ne tarderaient pas à s'empâter comme des servantes de Frans Hals, ajoutait‑il avec l'air de ne pas tout à fait croire à ce qu'il disait.
Rien ne semblait devoir rapprocher le peu liant Français des hautes terres limousines et l'ironique Hollandais de la Frise qui aurait pu être son père, sinon le goût de musiques rares ou méconnues, des très jeunes femmes et des alcools qui se boivent lentement, au milieu de la nuit. C'était du moins ce que nous mettions en commun, Tobias et moi, dans les lieux où nous nous retrouvions, chez nous, dans des bars de nuit, dans des chambres d'hôtels des villes d'Europe où nous jouions ensemble avec Jeanne Delamare et le violoncelliste belge Guillaume Denuncques, Tobias Suttermans n'acceptant de renoncer au baroque que pour servir la musique de chambre française, dans laquelle il entendait l'écho des oeuvres de Charpentier, de Marais, de Couperin, de Grigny, de Rameau...