BARILIER Etienne - Musique (p.20-22)
... Après l'exécution d'un morceau, les gens qui l'ont écouté font du bruit, volontairement, en frappant l'une contre l'autre leurs deux mains ouvertes. C'est affreux, bien sûr, et ferait frémir à juste titre la soyeuse géométrie de vos oreilles. Mais prenons cela comme une manifestation d’humilité, ou mieux encore, comme une façon d'imiter ce geste de Chopin qui, après avoir envoûté ses auditeurs, faisait glisser rapidement son index sur les touches blanches, afin de rompre le charme, et de mieux distinguer la musique du quotidien, la vraie vie de la vie. Il arrive parfois (lorsuqe le récital a lieu dans une église) que les applaudissements soient proscrits. Ce silence est alors un exercice de rétention, qui scelle définitivement les noces de l'art, de la morale et de la religion. Mais à quoi bon vous dire cela : une église! Qu'est ce que pour vous qu'une église? Peut-être un de ces lieux où vous pouvez marcher plus calmement et parfaitement, toute minuscule entre les colonnes, témoin de vie, point de chaleur, comme on en voit dans les tableaux de petites maitres hollandais.
J'eus droit à ces affreux applaudissements. Mais qu'importe. L'essentiel était ailleurs : j'avais atteint à la grandeur, j'avais écouté la musique, à l'égal de mes dieux.
Au Portugal, Florebius m'avoua que, selon son habitude, il avait quitté la salle dès l'entracte. Mais cela ne change pas grand-chose au fond de l'affaire. Voici l'essentiel de son article (je le sais par coeur, il me plaît de le transcrire ici, maintenant que toute haine m'a quitté. Ce texte même devient presuqe musical près de vous, près de votre souffle) :
"...l'ombre du grand Svjatoslav Richter a plané sur tout le récital d'hier soir. Notre compatriote Jean K., dont on connaît le jeu plein de probité, riche de sensibilité, n'a pas craint de mettre à son programme les œuvres même que le Maître, empêché par la maladie, se proposait de jouer dans notre ville. Peut-être est-ce le souvenir, trop immense, de l'interprète prestigieux, qui desservit le pianiste helvétique. Toujours est-il que son Liszt parut à la fois trop sage et trop fiévreux, son Chopin lunatique et presque décousu; la seconde partie, consacrée au carnaval de Schumann, demeure impuissante à modifier notre impression. Au contraire, Jean K. parvint encore moins que dans la première partie à faire oublier celui qu'il avait la lourde charge de remplacer. Audacieux, il le fut en reprenant le projet du Maître. Mais cette audace, malheureusement, se révéla témérité. Notre jeune compatriote ne nous fit pas éprouver le frisson du génie. Les Svjatoslav Richter se comptent sur les doigts d'une main, ne l'oublions pas."* Voilà donc, Musique, comment je suis mort.
J'eus droit à ces affreux applaudissements. Mais qu'importe. L'essentiel était ailleurs : j'avais atteint à la grandeur, j'avais écouté la musique, à l'égal de mes dieux.
Au Portugal, Florebius m'avoua que, selon son habitude, il avait quitté la salle dès l'entracte. Mais cela ne change pas grand-chose au fond de l'affaire. Voici l'essentiel de son article (je le sais par coeur, il me plaît de le transcrire ici, maintenant que toute haine m'a quitté. Ce texte même devient presuqe musical près de vous, près de votre souffle) :
"...l'ombre du grand Svjatoslav Richter a plané sur tout le récital d'hier soir. Notre compatriote Jean K., dont on connaît le jeu plein de probité, riche de sensibilité, n'a pas craint de mettre à son programme les œuvres même que le Maître, empêché par la maladie, se proposait de jouer dans notre ville. Peut-être est-ce le souvenir, trop immense, de l'interprète prestigieux, qui desservit le pianiste helvétique. Toujours est-il que son Liszt parut à la fois trop sage et trop fiévreux, son Chopin lunatique et presque décousu; la seconde partie, consacrée au carnaval de Schumann, demeure impuissante à modifier notre impression. Au contraire, Jean K. parvint encore moins que dans la première partie à faire oublier celui qu'il avait la lourde charge de remplacer. Audacieux, il le fut en reprenant le projet du Maître. Mais cette audace, malheureusement, se révéla témérité. Notre jeune compatriote ne nous fit pas éprouver le frisson du génie. Les Svjatoslav Richter se comptent sur les doigts d'une main, ne l'oublions pas."* Voilà donc, Musique, comment je suis mort.