MILLET Richard - L’Angélus (p. 28-29)
... J'avais, à cette époque, bien plus de
goût pour la lecture que pour la musique ‑ qui me paraissait n'être qu'un
obscur rite d'initiation à je ne savais quelle nécessité de la vie. De cette
maison peuplée de linges sanglants, d'odeurs de sang frais, de coups de
hachoir, d'impérieux cris d'hommes ou des murmures d'aïeules dont la peau
sentait l'âtre humide, je ne m'échappais guère que pour jouer dans la rue
tortueuse et pentue, déserte dès sept heures du soir ‑ les forêts étaient trop
éloignées pour que j'y risque une escapade entre la fin des cours et le retour
à la maison ‑ j'attendais l'été, relisant mes livres de contes, des romans de
la Bibliothèque verte, et feuilletant de gros volumes illustrés d'une
histoire de la musique. Ma mère fut‑elle une bonne pédagogue? Sa rigueur
n'était tempérée par aucun compliment; jamais elle ne me fit sentir, lorsque
j'eus abandonné les fastidieux exercices de Hanon pour les Études de Bertini et de Czerny et que
j'eus commencé de déchiffrer avec elle de petits préludes de Bach, le plaisir
que l'on pouvait tirer du fait de jouer. Elle même avait un jeu plutôt sec;
elle n'usait presque jamais de la pédale : je crois aujourd'hui que cette
austérité tenait autant à son caractère qu'au souci de ne point m'inculquer le
goût d'épanchements et de complaisances romantiques. Je me rappelle lui avoir
entendu dans ce temps‑là évoquer avec une violence et un mépris extraordinaires
le nom du pianiste Braïlovsky. Quand je fus en mesure de jouer quelques
préludes et fugues du Clavier bien
tempéré et qu'elle me laissa travailler seul, je n'eus pas même l'idée de
déchiffrer d'autres pièces de mon plein gré : si je jugeais mon travail
suffisant, j'attendais, immobile, le dos bien droit, les mains posées sur mes
cuisses, le regard vide, que ma mère (je la savais presque toujours à portée
d'oreille) vint me délivrer. Quant à la théorie, je fus vite capable de lire
aisément quatre clés; mais les dictées dominicales, les intervalles et les
transpositions devinrent un sujet de punitions, de brimades, de larmes
secrètes. Ma mère ne supportait pas que l'on ne comprît pas tout de suite ce
qu'elle disait, à plus forte raison ce qu'elle expliquait : de froide et
murmurante, sa voix devenait sifflante. Il lui arrivait de s'emporter et,
malgré ma terreur à lui voir un visage défait, j'attendais avec soulagement
cette colère, de quelque prix que je dusse la payer, parce qu'elle m'assurait
que ma mère ne serait plus en état de poursuivre la leçon...