BEAUSSANT Philippe - Stradella (p.82)
... C'était un énorme appareil en acajou, monté sur pieds, avec des ornements de cuivre. On le maniait en grande cérémonie. Mon grand‑père disait à ma mère : « Françoise, va tourner la manivelle. Et n'oublie pas de changer d'aiguille. »J'étais très impressionné, car on m'avait expliqué que certaines de ces aiguilles étaient en fait des épines de porc‑épic. Ma mère soulevait le couvercle, elle plaçait avec précaution le disque, tournait la manivelle (« attention de ne pas forcer... »), changeait l'aiguille et mettait la musique en route. On me disait: « Philippe, écoute bien. » C'est ainsi que, lorsque j'avais quatre ou cinq ans, j'ai entendu Laideronnette, impératrice des pagodes, La Cathédrale engloutie, la terrible mort de Boris éructée par Chaliapine et surtout, surtout, L'Aubade du roi d'Ys, que je n'oublierai jamais, si vieux que je vive. Quand se seront effacées toutes les musiques que j'ai connues depuis, c'est celle‑là que je chantonnerai dans ma tête, dans mon fauteuil roulant, en attendant ma purée. Car il y a beaucoup plus fort que la poésie : c'est lorsqu'elle se double de la musique. Les mots prennent alors un pouvoir souverain qui ne leur vient pas d'eux-mêmes ni de ce qu'ils racontent, mais de ce que la voix les fait devenir : comme si par son office la confidence qu'ils nous font prenait la force d'une vérité absolue. On peut discuter un mot, l'accuser d'inexactitude ou de mensonge. On peut le remplacer par un autre : mais on ne le peut plus s'fi est authentifié par la vocalise qui lui donne sa forme et la couleur de son émotion. C'est pourquoi je puis affirmer que j'ai fait la connaissance de l'amour et de la mort bien avant d'être en âge de savoir de quoi il s'agissait, en écoutant L'Aubade du roi d'Ys. Mais songez‑y : écoutez un moment en vous‑même, efforcez‑vous de retrouver les premiers mots et la première chanson qui ont décliné pour vous le mot aimer. Vous l'avez oublié peut‑être, et vous vous étonnez de ressentir, lorsque l'amour vous touche, quelque chose que vous n'attendiez pas de vous-même et qu'avec surprise vous découvrez dans votre coeur et dans votre corps. Vous êtes ému d'une certaine manière et pas d'une autre et vous ne comprenez pas pourquoi. Cherchez bien. Écoutez bien. C'est beaucoup plus ancien que vous ne le croyez, bien antérieur au premier baiser que vous avez donné et reçu. Lui‑même avait déjà pris la forme et le dessin, la manière et la nuance, le soin et la fièvre, que lui avait depuis longtemps donné la chanson que vous aviez oubliée, et les mots qu'elle portait...