LAGERLÖF SELMA - Le violon du fou (p. 16-18)
... L’homme avait l’air âgé et fatigué, mais Hede ne put s’empêcher
de le considérer comme un vrai costaud, à l’imposante cage thoracique et aux
longues moustaches. Puis il y avait sa femme, aussi, petite et grosse, et pas
spécialement jeune non plus, mais étincelante de bonheur, dans ses
paillettes et ses jupes de taffetas ondulantes.
Durant les premières mesures de l’air, ils restèrent immobiles à compter. Puis un petit sourire gracieux apparut sur leurs lèvres, ils se donnèrent la main et s’avancèrent en dansant sur une petite couverture faite de tissus multicolores.
Et Hede remarque que, au cours des exercices d’équilibre qu’ils exécutaient, l’épouse restait quasi immobile tandis que l’homme seul travaillait. Il sautait par-dessus elle, accomplissait roues et pirouettes autour d’elle. La femme se contentait pratiquement d’envoyer des baisers au public.
Hede ne pensait guère à eux, à vrai dire. Son archet avait commencé à voler sur les cordes, il lui disait qu’on trouve du bonheur dans le combat et la conquête. On aurait dit que son archet voulait presque le féliciter de se trouver ainsi en situation difficile. Hede était là, jouant courage et espoir pour lui-même, et il ne prêtait pas attention aux vieux saltimbanques.
Pourtant, brusquement, il se rendit compte qu’ils devenaient nerveux. Ils cessèrent de sourire, ils n’envoyèrent plus de baisers au public. L’acrobate rata quelques-uns de ses sauts et la femme se mit à balancer d’un côté et de l’autre au rythme de la valse.
Hede jouait avec de plus en plus d’ardeur. Abandonnant le franc-tireur, il passa à toute vitesse à un vieil air sur le génie des eaux, un de ces airs qui, d’habitude, rendent les gens fous quand on les joue au cours d’une fête.
Les vieux saltimbanques perdirent totalement contenance, ils n’étaient plus qu’émerveillement haletant. Et vint un moment où ils ne surent plus résister. Ils bondirent en avant, droit dans les bras l’un de l’autre, puis se mirent à valser sur la couverture bariolée.
Oh comme ils valsaient, comme ils valsaient! Sautillant à petits pas et tournant serré, ils ne franchissaient pratiquement jamais les limites de la couverture. Leurs visages rayonnaient de satisfaction et de ravissement. Ce qu'on sentait en ce vieux couple, c'était la joie de la jeunesse et le vertige de l'amour.
La foule exultait de les voir danser. La petite guide de l'aveugle, si sérieuse d'ordinaire, affichait un grand sourire, mais Hede était profondément troublé.
Voilà ce dont son violon était capable : d'arracher les gens à eux-mêmes! C'était un pouvoir immense qu'il détenait. A n'importe quel moment, il pourait prendre possession de son royaume...
Durant les premières mesures de l’air, ils restèrent immobiles à compter. Puis un petit sourire gracieux apparut sur leurs lèvres, ils se donnèrent la main et s’avancèrent en dansant sur une petite couverture faite de tissus multicolores.
Et Hede remarque que, au cours des exercices d’équilibre qu’ils exécutaient, l’épouse restait quasi immobile tandis que l’homme seul travaillait. Il sautait par-dessus elle, accomplissait roues et pirouettes autour d’elle. La femme se contentait pratiquement d’envoyer des baisers au public.
Hede ne pensait guère à eux, à vrai dire. Son archet avait commencé à voler sur les cordes, il lui disait qu’on trouve du bonheur dans le combat et la conquête. On aurait dit que son archet voulait presque le féliciter de se trouver ainsi en situation difficile. Hede était là, jouant courage et espoir pour lui-même, et il ne prêtait pas attention aux vieux saltimbanques.
Pourtant, brusquement, il se rendit compte qu’ils devenaient nerveux. Ils cessèrent de sourire, ils n’envoyèrent plus de baisers au public. L’acrobate rata quelques-uns de ses sauts et la femme se mit à balancer d’un côté et de l’autre au rythme de la valse.
Hede jouait avec de plus en plus d’ardeur. Abandonnant le franc-tireur, il passa à toute vitesse à un vieil air sur le génie des eaux, un de ces airs qui, d’habitude, rendent les gens fous quand on les joue au cours d’une fête.
Les vieux saltimbanques perdirent totalement contenance, ils n’étaient plus qu’émerveillement haletant. Et vint un moment où ils ne surent plus résister. Ils bondirent en avant, droit dans les bras l’un de l’autre, puis se mirent à valser sur la couverture bariolée.
Oh comme ils valsaient, comme ils valsaient! Sautillant à petits pas et tournant serré, ils ne franchissaient pratiquement jamais les limites de la couverture. Leurs visages rayonnaient de satisfaction et de ravissement. Ce qu'on sentait en ce vieux couple, c'était la joie de la jeunesse et le vertige de l'amour.
La foule exultait de les voir danser. La petite guide de l'aveugle, si sérieuse d'ordinaire, affichait un grand sourire, mais Hede était profondément troublé.
Voilà ce dont son violon était capable : d'arracher les gens à eux-mêmes! C'était un pouvoir immense qu'il détenait. A n'importe quel moment, il pourait prendre possession de son royaume...