SCARPA Tiziano - Stabat mater (p.98-99)
... J’ignore
quel saint on fête aujourd’hui, mais pour la première fois nous devons jouer en
public les nouveaux concertos de don Antonio.
L’église est pleine de têtes, je n’aperçois d’en haut que des visages qui lorgnent vers nos balustrades, et le luxe des coiffures. Je capte le bruissement des étoffes précieuses, le murmure de l’attente. Don Antonio sourit, nous donne le signal du départ, nous attaquons. J’ai jeté un coup d’œil en bas à travers les volutes métalliques pour juger de l’effet produit par une entrée en matière aussi brutale, sans adagio d’ouverture, il m’a semblé voir les coups se raidir et les oreilles se tendre, prises au dépourvu.
Ces dizaines d’oreilles dans les bans de l’église nous accompagnaient de leur silence, étaient membres de l’orchestre. Les esprits absorbés dans l’écoute musicale sont les principaux instruments de l’exécution. On ne joue vraiment qu’en public, la musique n’existe pas sans une foule d’oreilles pour la soutenir.
Madame Mère, comment vous faire entendre ce que nous avons joué ? Savez-vous lire la musique ? Je vais m’aider d’images, c’est la seule solution. J’avais l’impression que nous lancions de la poudre de riz sur la tête des gens assis dans l’église. Nous répandions sur ces hommes notre nuage odorant, nos épices féminines. Don Antonio a écrit un concerto où l’on entend mousser notre tempérament de femmes décliné en trois phases : gaieté, langueur et euphorie à nouveau. Cet homme tire de nos corps des sons féminins, il déverse dans des oreilles masculines, des oreilles de vieillards hérissées de poil, une version sonore des femmes, notre traduction en sons, telle que cette gente masculine souhaite l’entendre. Pourtant, en disant cela, je ne suis pas tout à fait sincère. Aujourd’hui, plus encore que je ne l’avais soupçonné en répétition, j’ai senti que j’en rajoutais, que don Antonio nous forçait, nous poussait hors de nous-mêmes, nous dégringolions des balustrades, ça allait plus loin que la pose gracieuse, que la frivolité qu’on attend de nos concerts, les mouvements rapides témoignaient d’une ferveur plus désordonnée, d’une audace, et l’adagio central d’une désolation indicible, inconsolable.
L’église est pleine de têtes, je n’aperçois d’en haut que des visages qui lorgnent vers nos balustrades, et le luxe des coiffures. Je capte le bruissement des étoffes précieuses, le murmure de l’attente. Don Antonio sourit, nous donne le signal du départ, nous attaquons. J’ai jeté un coup d’œil en bas à travers les volutes métalliques pour juger de l’effet produit par une entrée en matière aussi brutale, sans adagio d’ouverture, il m’a semblé voir les coups se raidir et les oreilles se tendre, prises au dépourvu.
Ces dizaines d’oreilles dans les bans de l’église nous accompagnaient de leur silence, étaient membres de l’orchestre. Les esprits absorbés dans l’écoute musicale sont les principaux instruments de l’exécution. On ne joue vraiment qu’en public, la musique n’existe pas sans une foule d’oreilles pour la soutenir.
Madame Mère, comment vous faire entendre ce que nous avons joué ? Savez-vous lire la musique ? Je vais m’aider d’images, c’est la seule solution. J’avais l’impression que nous lancions de la poudre de riz sur la tête des gens assis dans l’église. Nous répandions sur ces hommes notre nuage odorant, nos épices féminines. Don Antonio a écrit un concerto où l’on entend mousser notre tempérament de femmes décliné en trois phases : gaieté, langueur et euphorie à nouveau. Cet homme tire de nos corps des sons féminins, il déverse dans des oreilles masculines, des oreilles de vieillards hérissées de poil, une version sonore des femmes, notre traduction en sons, telle que cette gente masculine souhaite l’entendre. Pourtant, en disant cela, je ne suis pas tout à fait sincère. Aujourd’hui, plus encore que je ne l’avais soupçonné en répétition, j’ai senti que j’en rajoutais, que don Antonio nous forçait, nous poussait hors de nous-mêmes, nous dégringolions des balustrades, ça allait plus loin que la pose gracieuse, que la frivolité qu’on attend de nos concerts, les mouvements rapides témoignaient d’une ferveur plus désordonnée, d’une audace, et l’adagio central d’une désolation indicible, inconsolable.