VIALATTE Alexandre - La maison du joueur de flûte (p.36-37)
... L'heureux temps que c'était alors quand l'oncle Anselme faisait bâtir le pavillon! Quelle n'était pas mon importance! Je donnais des cours de solfège. J'étais la conscience musicale de toute la vieille maison. A cette époque, les habitants n'étaient pas encore nombreux. Ils venaient tous; ou, tout au moins, quand ils se trouvaient trop pour tenir dans le grand salon, ils venaient par groupes familiaux, ou par rang d'âge, ou même dans l'ordre alphabétique, ou encore réunis selon les affinités. J'ai employé successivement plusieurs systèmes.) Mais quelle méthode toujours! quelle organisation!
On allumait les lampes. Ils s'alignaient devant moi, les petits au premier rang, les plus grands par derrière. On aurait dit une photographie de famille à l'occasion d'une solennité. J'avais composé de petits airs qui avaient eu, je puis le dire, le bonheur de réunir tous les suffrages : la Mazurka des Hirondelles produisait toujours son effet. Noémie la chantait si bien! Elle la chantait avec Rodolphe. Comme Noémie était plus grande, pour éviter un contraste burlesque qui aurait nui à leur effet, on juchait le petit Rodolphe sur deux briques. Au moment de l'ut de poitrine, c'était un régal merveilleux qui me payait de bien des peines; et au refrain, tout le monde chantait, même le général Chaiserue qui avait un oeil de verre, et Monsieur Naturel qui a besoin d'être entraîné. On voyait toutes les grandes personnes, au dernier rang, dans la pénombre, ouvrir leur bouche comme des 0 noirs. C'était une chose magnifique. Je ne pouvais pas la voir sans en être attendri.
L'oncle Anselme nous faisait souvent l'honneur de venir lui-même dans sa grande robe de chambre, qui était rouge avec des dessins d'or. Il portait une calotte de velours noir ornée d'un gros gland sur l'oreille. Il entrait lentement, d'un air aimable et fier, cet air d'aisance affable et de prospérité qu'il portait sur toute sa personne avec une grâce naturelle, et promenait sur la pièce un regard satisfait. Tout le monde cessait alors de chanter par déférence et je rougissais d'émotion. Mais il faisait un geste aimable pour m'inviter à continuer. Je protestais de ma timidité. Il insistait alors d'une façon si flatteuse que je protestais encore plus. Il parlait avec tant d'esprit, de savoir-vivre et de délicatesse que c'était plaisir de l'entendre et de refuser ses formules pour lui en faire dire de nouvelles qui étaient encore plus délicates et mieux tournées. C'était un crescendo sans fin de savoir-vivre. Nous n'en finissions pas de nous congratuler. La bonne éducation fleurissait entre nous comme un rosier de Jardin des Plantes.
Finalement, il s'asseyait dans le grand fauteuil et nous reprenions notre chœur. Il regardait au mur mon ombre harmonieuse qui traçait avec son bâton de grands signes cabalistiques, brassait, élargissait, pétrissait la musique, la ralentissait tout à coup, l'étalait, la pressait, la gonflait, la haussait, la laissait retomber soudain dans un abîme, la repêchait d'un coup sec et précis, la remontait en décrivant des vrilles et la lançait finalement vers les cieux comme une fusée frénétique tandis que j'épongeais mon front. Les tilleuls sentaient bon. L'heure était hiératique. Il me semblait voir l'arc-en-ciel...
On allumait les lampes. Ils s'alignaient devant moi, les petits au premier rang, les plus grands par derrière. On aurait dit une photographie de famille à l'occasion d'une solennité. J'avais composé de petits airs qui avaient eu, je puis le dire, le bonheur de réunir tous les suffrages : la Mazurka des Hirondelles produisait toujours son effet. Noémie la chantait si bien! Elle la chantait avec Rodolphe. Comme Noémie était plus grande, pour éviter un contraste burlesque qui aurait nui à leur effet, on juchait le petit Rodolphe sur deux briques. Au moment de l'ut de poitrine, c'était un régal merveilleux qui me payait de bien des peines; et au refrain, tout le monde chantait, même le général Chaiserue qui avait un oeil de verre, et Monsieur Naturel qui a besoin d'être entraîné. On voyait toutes les grandes personnes, au dernier rang, dans la pénombre, ouvrir leur bouche comme des 0 noirs. C'était une chose magnifique. Je ne pouvais pas la voir sans en être attendri.
L'oncle Anselme nous faisait souvent l'honneur de venir lui-même dans sa grande robe de chambre, qui était rouge avec des dessins d'or. Il portait une calotte de velours noir ornée d'un gros gland sur l'oreille. Il entrait lentement, d'un air aimable et fier, cet air d'aisance affable et de prospérité qu'il portait sur toute sa personne avec une grâce naturelle, et promenait sur la pièce un regard satisfait. Tout le monde cessait alors de chanter par déférence et je rougissais d'émotion. Mais il faisait un geste aimable pour m'inviter à continuer. Je protestais de ma timidité. Il insistait alors d'une façon si flatteuse que je protestais encore plus. Il parlait avec tant d'esprit, de savoir-vivre et de délicatesse que c'était plaisir de l'entendre et de refuser ses formules pour lui en faire dire de nouvelles qui étaient encore plus délicates et mieux tournées. C'était un crescendo sans fin de savoir-vivre. Nous n'en finissions pas de nous congratuler. La bonne éducation fleurissait entre nous comme un rosier de Jardin des Plantes.
Finalement, il s'asseyait dans le grand fauteuil et nous reprenions notre chœur. Il regardait au mur mon ombre harmonieuse qui traçait avec son bâton de grands signes cabalistiques, brassait, élargissait, pétrissait la musique, la ralentissait tout à coup, l'étalait, la pressait, la gonflait, la haussait, la laissait retomber soudain dans un abîme, la repêchait d'un coup sec et précis, la remontait en décrivant des vrilles et la lançait finalement vers les cieux comme une fusée frénétique tandis que j'épongeais mon front. Les tilleuls sentaient bon. L'heure était hiératique. Il me semblait voir l'arc-en-ciel...