MERCIER Pascal - L'accordeur de piano (p.304-305)
... "Quelques jours plus tard, Pierre vint accorder le piano. C'était une matinée ensoleillée, des faisceaux de rayons traversaient la poussière. Ils m'éblouissaient, j'étais forcé de les éviter. Pierre, sur le visage de qui ils tombaient, ne réagissait pas. Les rayons ne pouvaient rien lui faire. C'était comme s'ils ricochaient tout simplement sur lui. J'eus soudain l'impression de comprendre ce que c'est d'être aveugle. Être enfermé. Protégé et enfermé à la fois. Pierre était le premier aveugle que je rencontrais. Je lui ai demandai comment c'était devant ses yeux : si c'était tout noir. Il y avait quelque chose de très doux dans sa voix quand il me parlait de sa cécité. Il me racontait combien le monde des sons devenait important quand o ne voyait plus. Et que ce monde avait tout à coup une sonorité nouvelle. Et aussi que le visage devenait un organe sensoriel, réagissait à la chaleur et au courant d'air et en général à la présence de quelque chose. "Qu'il y a là un objet, tu le sens avec le visage", disait-il.
" De temps en temps, en parlant, Pierre souriait. Plus tard, j'ai vu une photo du temps où il possédait encore la vue. Il avait un rire merveilleux, ouvert, décontracté. D'après Sophie, sa femme, il pouvait ainsi faire sur-le-champ la conquête de toutes les femmes. Ce rire s'entremêlait au rire des autres. Plus tard, en revanche, le sourire : Pierre ne comptait plus recevoir sur un autre visage une réponse visible. C'était un sourire solitaire, orienté vers l'intérieur.
" Pierre tournait les chevilles avec la clé, frappait des accords, corrigeait encore une fois. En même temps, il fermait les yeux comme un voyant qui se concentre sur les sons. J'étais captivé en constatant qu'il n'était satisfait d'un son, entièrement satisfait, que lorsque je l'étais moi aussi. Quand moi aussi je cessai de m'inquiéter pour ce son. Un Jour, quand la note fut juste, je dis : "Maintenant!" Pierre tourna légèrement la tête vers moi et sourit de cet étrange sourire solitaire. "C'est exact, dit-il, voyons si tu tombes juste encore une fois." J'y parvins, et de nouveau une tension se dénoua quand la note fut enfin juste...
" De temps en temps, en parlant, Pierre souriait. Plus tard, j'ai vu une photo du temps où il possédait encore la vue. Il avait un rire merveilleux, ouvert, décontracté. D'après Sophie, sa femme, il pouvait ainsi faire sur-le-champ la conquête de toutes les femmes. Ce rire s'entremêlait au rire des autres. Plus tard, en revanche, le sourire : Pierre ne comptait plus recevoir sur un autre visage une réponse visible. C'était un sourire solitaire, orienté vers l'intérieur.
" Pierre tournait les chevilles avec la clé, frappait des accords, corrigeait encore une fois. En même temps, il fermait les yeux comme un voyant qui se concentre sur les sons. J'étais captivé en constatant qu'il n'était satisfait d'un son, entièrement satisfait, que lorsque je l'étais moi aussi. Quand moi aussi je cessai de m'inquiéter pour ce son. Un Jour, quand la note fut juste, je dis : "Maintenant!" Pierre tourna légèrement la tête vers moi et sourit de cet étrange sourire solitaire. "C'est exact, dit-il, voyons si tu tombes juste encore une fois." J'y parvins, et de nouveau une tension se dénoua quand la note fut enfin juste...