MANET Eduardo - Maestro! (p.12-14)
...Au commencement, il n'y avait qu'un nom, ce nom, musical,
exotique, véritable sérénade à l'ombre d'un jardin andalou: Claudio José
Domingo Brindis de Salas y Garrido. Qui était‑il, ce jeune homme? D'où venait‑il
?je n'en avais pas la moindre idée. Un citoyen espagnol, sans doute, à en juger
par l'étendue de ses noms et prénoms. Au Conservatoire, élèves et professeurs
parlaient de lui avec admiration sans donner plus de précisions sur ses
origines. C'était déjà un premier signe : le jeune homme s'entourait‑il d'un
voile mystérieux pour mieux fasciner les autres? je n'en savais rien. Mais
j'avais remarqué que c'était toujours on qui
parlait de Brindis :
« On dit qu'il a un talent énorme. »
« On pense qu'il sera un grand soliste. »
« On affirme qu'il décrochera tous les prix à son examen. »
« On dit qu'il vit en reclus. »
Ah, Brindis! Personne ne l'avait jamais vu ni entendu. On savait seulement que maître Sivori l'avait pris comme élève. C'était suffisant pour qu'on s'intéresse à lui : Oeil‑de‑lynx ‑c'est ainsi que nous surnommions Sivori ‑ n'acceptait pas n'importe qui.
Tous ces on‑dit avaient excité ma curiosité : j'étais prêt à faire n'importe quoi pour assister à une de ces leçons qui s'annonçaient exceptionnelles, dussé‑je recourir à la dissimulation. Car Camilo Ernesto Sivori, professeur exigeant et sévère, interdisait la moindre présence lors de ses cours particuliers. Et je ne tenais pas à m'attirer les foudres de l'Italien – dont les colères étaient légendaires ‑ ni à gêner le mystérieux élève étranger qui travaillait avec lui.
J'étais en deuxième année et je connaissais le bâtiment comme ma poche; je savais quel escalier emprunter pour parvenir à mon but; quelles portes ouvrir; quels rideaux écarter pour suivre les échanges entre maître et élève. J'ai ainsi trouvé la place idéale pour recevoir, en toute tranquillité, le son du violon.
Le son du violon...
J'apprenais cet instrument depuis mon enfance avec, me disais‑je, un certain bonheur, puisque j'avais réussi à entrer au Conservatoire et, depuis deux ans, j'y avais reçu l'enseignement d'Hubert Léonard et de Charles Dancla, deux excellents professeurs. Je connaissais par coeur le morceau de musique que l'élève Brindis de Salas était en train d'exécuter. J'avais aussi travaillé les autres pages que Brindis jouait : la Cavatine de Raff, la Polonaise de Wieniawski, Grosser Mütterchen, composition de Gustav Langer...
Je connaissais? J'interprétais? Quelle prétention! J'écoutais Brindis de Salas jouer du violon et je n'en croyais pas mes oreilles. Cet inconnu était, d'un an, mon cadet. Il venait de faire son entrée au Conservatoire : comment pouvait‑il montrer une telle aisance, une technique si parfaite de cet instrument diabolique ? Je faisais sûrement erreur: c'était Sivori et non Brindis qui tenait l'archet. Le maître, voulant corriger l'élève, avait dû reprendre l'instrument.
J'ai écarté le rideau et risqué un pas...
Je suis resté cloué sur place. C'était bien l'élève qui jouait. Il attaquait là, sous mes yeux, un pizzicato hallucinant L'archet virevoltait comme animé d'une vie indépendante; les doigts, les si longs doigts de l'artiste effleuraient à peine les cordes...
Et le son...
Je ne reconnaissais plus cette musique que j'avais pratiquée durant des mois et des mois sans jamais la maîtriser, je m'en rendais compte à présent. Je recevais, à mon tour, une leçon : cet étranger me dépassait en talent, en savoir‑faire. Ma leçon d'humilité.
Sans doute le savais‑je déjà, mais j'ai compris, à cet instant précis, qu'en dépit de tous mes efforts je ne serais jamais rien de plus qu'un bon professionnel.
Claudio José Domingo Brindis de Salas y Garrido était, lui, un être touché par la grâce. Une bonne fée avait dû se pencher sur son berceau pour lui faire don de talents si particuliers.
« Tu seras magicien, avait‑elle dû lui murmurer au creux de l'oreille. Tu seras, mon enfant, un artiste de génie. »
Entre les mains de Brindis de Salas, le violon devenait un objet sacré, un instrument béni par Dieu lui-même.
J'ai su aussitôt que deux choix s'ouvraient à moi devenir son ennemi mortel, ou son plus fervent admirateur, son ami dévoué.
« On dit qu'il a un talent énorme. »
« On pense qu'il sera un grand soliste. »
« On affirme qu'il décrochera tous les prix à son examen. »
« On dit qu'il vit en reclus. »
Ah, Brindis! Personne ne l'avait jamais vu ni entendu. On savait seulement que maître Sivori l'avait pris comme élève. C'était suffisant pour qu'on s'intéresse à lui : Oeil‑de‑lynx ‑c'est ainsi que nous surnommions Sivori ‑ n'acceptait pas n'importe qui.
Tous ces on‑dit avaient excité ma curiosité : j'étais prêt à faire n'importe quoi pour assister à une de ces leçons qui s'annonçaient exceptionnelles, dussé‑je recourir à la dissimulation. Car Camilo Ernesto Sivori, professeur exigeant et sévère, interdisait la moindre présence lors de ses cours particuliers. Et je ne tenais pas à m'attirer les foudres de l'Italien – dont les colères étaient légendaires ‑ ni à gêner le mystérieux élève étranger qui travaillait avec lui.
J'étais en deuxième année et je connaissais le bâtiment comme ma poche; je savais quel escalier emprunter pour parvenir à mon but; quelles portes ouvrir; quels rideaux écarter pour suivre les échanges entre maître et élève. J'ai ainsi trouvé la place idéale pour recevoir, en toute tranquillité, le son du violon.
Le son du violon...
J'apprenais cet instrument depuis mon enfance avec, me disais‑je, un certain bonheur, puisque j'avais réussi à entrer au Conservatoire et, depuis deux ans, j'y avais reçu l'enseignement d'Hubert Léonard et de Charles Dancla, deux excellents professeurs. Je connaissais par coeur le morceau de musique que l'élève Brindis de Salas était en train d'exécuter. J'avais aussi travaillé les autres pages que Brindis jouait : la Cavatine de Raff, la Polonaise de Wieniawski, Grosser Mütterchen, composition de Gustav Langer...
Je connaissais? J'interprétais? Quelle prétention! J'écoutais Brindis de Salas jouer du violon et je n'en croyais pas mes oreilles. Cet inconnu était, d'un an, mon cadet. Il venait de faire son entrée au Conservatoire : comment pouvait‑il montrer une telle aisance, une technique si parfaite de cet instrument diabolique ? Je faisais sûrement erreur: c'était Sivori et non Brindis qui tenait l'archet. Le maître, voulant corriger l'élève, avait dû reprendre l'instrument.
J'ai écarté le rideau et risqué un pas...
Je suis resté cloué sur place. C'était bien l'élève qui jouait. Il attaquait là, sous mes yeux, un pizzicato hallucinant L'archet virevoltait comme animé d'une vie indépendante; les doigts, les si longs doigts de l'artiste effleuraient à peine les cordes...
Et le son...
Je ne reconnaissais plus cette musique que j'avais pratiquée durant des mois et des mois sans jamais la maîtriser, je m'en rendais compte à présent. Je recevais, à mon tour, une leçon : cet étranger me dépassait en talent, en savoir‑faire. Ma leçon d'humilité.
Sans doute le savais‑je déjà, mais j'ai compris, à cet instant précis, qu'en dépit de tous mes efforts je ne serais jamais rien de plus qu'un bon professionnel.
Claudio José Domingo Brindis de Salas y Garrido était, lui, un être touché par la grâce. Une bonne fée avait dû se pencher sur son berceau pour lui faire don de talents si particuliers.
« Tu seras magicien, avait‑elle dû lui murmurer au creux de l'oreille. Tu seras, mon enfant, un artiste de génie. »
Entre les mains de Brindis de Salas, le violon devenait un objet sacré, un instrument béni par Dieu lui-même.
J'ai su aussitôt que deux choix s'ouvraient à moi devenir son ennemi mortel, ou son plus fervent admirateur, son ami dévoué.