BERNIERES Louis de - La mandoline du capitaine Corelli (p. 510-511)
..."Chantons, les gars", dit Antonio Corelli tandis que le camion dans lequel ils se trouvaient tanguait d'une ornière à l'autre. Son regard alla du visage impassible des gardes allemands à celui de ses hommes. L'un d'eux se lamentait déjà en larmoyant, d'autres priaient, la tête sur les genoux; seul Carlo était assis bien droit, sa poitrine massive en avant comme si aucune balle au monde ne pouvait l'atteindre. Corelli éprouvait une étrange euphorie, comme s'il était ivre de fatigue et de l'excitation infaillible de la certitude. Pourquoi ne pas sourire en face de la mort? "Chantons, les gars", répéta-t-il. "Carlo, chante."
Carlo lui adressa un regard plein d'une infinie tristesse et se mit à chanter doucement un Ave Maria. Ce n'était ni celui de Schubert ni celui de Gounod mais un air qui venait de son âme et il était beau parce que doux et lyrique. Les hommes s'arrêtèrent de prier pour écouter. Les uns reconnaissaient les notes d'une berceuse de leur enfance, d'autres y retrouvaient des bribes de chanson d'amour. Carlo répéta deux fois : "Priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort", puis il se tut et s'essuya les yeux avec sa manche. L'un des ténors de la Scala entonna le choeur à bouche fermée de Madame Butterfly et bientôt d'autres se joignirent à lui, selon ce que leur permettait leur voix entrecoupée. Il y avait un je-ne-sais-quoi d'apaisant dans le balancement de cette mélodie qui arrivait à point nommé : c'était celle qui convenait à es hommes épuisés, tous crasseux et en loques, tous aux portes de la mort, trop écrasés par le malheur pour pouvoir même regarder le visage aimé des camarades qu'ils allaient bientôt perdre. C'était simple de chanter bouche fermée en pensant à sa mère, à son village, à son enfance dans les vignes et les champs, à l'étreinte de son père, au premier baiser d'une fiancée adorée, au mariage d'une sœur. C'était simple de dodeliner presque imperceptiblement sur cet air en contemplant l'île, le lieu de tant de nuits de beuverie, de chahuts et de jolies filles. C'était plus facile de chanter que de s'appesantir sur la mort : ça donnait au cœur quelque chose à faire.
Quand le camion atteignit les murs roses du bordel, Günter Weber sentit ses genoux se dérober. On aurait dit qu'il savait que le destin l'avait convoqué à la mort de ses amis...
Carlo lui adressa un regard plein d'une infinie tristesse et se mit à chanter doucement un Ave Maria. Ce n'était ni celui de Schubert ni celui de Gounod mais un air qui venait de son âme et il était beau parce que doux et lyrique. Les hommes s'arrêtèrent de prier pour écouter. Les uns reconnaissaient les notes d'une berceuse de leur enfance, d'autres y retrouvaient des bribes de chanson d'amour. Carlo répéta deux fois : "Priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort", puis il se tut et s'essuya les yeux avec sa manche. L'un des ténors de la Scala entonna le choeur à bouche fermée de Madame Butterfly et bientôt d'autres se joignirent à lui, selon ce que leur permettait leur voix entrecoupée. Il y avait un je-ne-sais-quoi d'apaisant dans le balancement de cette mélodie qui arrivait à point nommé : c'était celle qui convenait à es hommes épuisés, tous crasseux et en loques, tous aux portes de la mort, trop écrasés par le malheur pour pouvoir même regarder le visage aimé des camarades qu'ils allaient bientôt perdre. C'était simple de chanter bouche fermée en pensant à sa mère, à son village, à son enfance dans les vignes et les champs, à l'étreinte de son père, au premier baiser d'une fiancée adorée, au mariage d'une sœur. C'était simple de dodeliner presque imperceptiblement sur cet air en contemplant l'île, le lieu de tant de nuits de beuverie, de chahuts et de jolies filles. C'était plus facile de chanter que de s'appesantir sur la mort : ça donnait au cœur quelque chose à faire.
Quand le camion atteignit les murs roses du bordel, Günter Weber sentit ses genoux se dérober. On aurait dit qu'il savait que le destin l'avait convoqué à la mort de ses amis...