BARICCO Alessandro - Novecento : pianiste (p.49-52)
...Son idée, c'était un duel. Ça se
faisait, à l'époque. Les gars se défiaient à coups de morceaux de bravoure, et
à la fin, il y en avait un qui gagnait. Des histoires de musiciens. Pas de
sang, mais un sacré paquet de haine, une haine vraie, a fleur de peau. Musique,
et alcool. Ça pouvait durer toute la nuit, quelquefois. C'était son idée, à
Jelly Roll Morton, pour en finir une fois pour toutes avec cette histoire de
pianiste sur l'Océan, toutes ces blagues. En finir, une bonne fois. Le
problème, c'était que Novecento, lui, ne jouait jamais dans les ports, et ne
voulait pas y jouer. Un port, c'est déjà un peu la terre, et ça ne lui plaisait
pas, à lui. Il jouait où ça lui plaisait. Et ce qui lui plaisait, c'était le milieu
de la mer, quand la terre n'est déjà plus que des lumières au loin, ou un
souvenir, ou un espoir. Il était comme ça. Jelly Roll Morton jura tant qu'il
put mais finit par payer de sa poche un billet aller retour pour l'Europe et
monta sur le Virginian, lui qui n'avait
jamais mis les pieds sur un bateau sauf ceux qui descendent le Mississippi. «
C'est la chose la plus stupide que j'aie jamais faite de toute ma vie »,
déclara‑t‑il, entre deux jurons, aux journalistes qui allèrent lui dire au
revoir, sur le quai 14, dans le port de Boston. Puis il s'enferma dans sa
cabine et attendit que la terre devienne des lumières au loin, et un souvenir,
et un espoir.
On ne peut pas dire que Novecento s'intéressait beaucoup à cette histoire. D'ailleurs, il ne comprenait pas vraiment. Un duel? Et pourquoi? Mais ça l'intriguait. Il avait bien envie d'entendre comment diable il pouvait jouer, l'inventeur du jazz. Il ne disait pas ça pour plaisanter, il y croyait vraiment : que Jelly Roll était l'inventeur du jazz. À mon avis, il se disait qu'il allait apprendre quelque chose. Quelque chose de nouveau. Il était comme ça, Novecento. Un peu comme le vieux Danny: il avait aucun sens de la compétition, ça lui était complètement égal de savoir qui gagnait : c'était le reste qui l'étonnait. Tout le reste.
À 21 h 37, le deuxième jour de navigation, avec le Virginian lancé à vingt nœuds sur sa route vers l'Europe, Jelly Roll Morton se présenta dans la salle de bal des premières classes, extrêmement élégant, tout habillé de noir. Chacun savait exactement ce qu'il avait à faire. Les danseurs s'immobilisèrent, nous, à l'Orchestre, on posa nos instruments, le barman servit un whisky, les gens firent silence. Jelly Roll prit le whisky, s'approcha du piano et regarda Novecento dans les yeux. il ne dit rien, mais on entendit : « Bouge‑toi».
Novecento se bougea.
« Vous êtes celui qui a inventé le jazz, c'est ça ?
‑ Ouais. Et toi t'es celui qui peut pas jouer sans l'Océan sous les fesses, c'est ça?
‑ Ouais. »
Les présentations étaient faites.
On ne peut pas dire que Novecento s'intéressait beaucoup à cette histoire. D'ailleurs, il ne comprenait pas vraiment. Un duel? Et pourquoi? Mais ça l'intriguait. Il avait bien envie d'entendre comment diable il pouvait jouer, l'inventeur du jazz. Il ne disait pas ça pour plaisanter, il y croyait vraiment : que Jelly Roll était l'inventeur du jazz. À mon avis, il se disait qu'il allait apprendre quelque chose. Quelque chose de nouveau. Il était comme ça, Novecento. Un peu comme le vieux Danny: il avait aucun sens de la compétition, ça lui était complètement égal de savoir qui gagnait : c'était le reste qui l'étonnait. Tout le reste.
À 21 h 37, le deuxième jour de navigation, avec le Virginian lancé à vingt nœuds sur sa route vers l'Europe, Jelly Roll Morton se présenta dans la salle de bal des premières classes, extrêmement élégant, tout habillé de noir. Chacun savait exactement ce qu'il avait à faire. Les danseurs s'immobilisèrent, nous, à l'Orchestre, on posa nos instruments, le barman servit un whisky, les gens firent silence. Jelly Roll prit le whisky, s'approcha du piano et regarda Novecento dans les yeux. il ne dit rien, mais on entendit : « Bouge‑toi».
Novecento se bougea.
« Vous êtes celui qui a inventé le jazz, c'est ça ?
‑ Ouais. Et toi t'es celui qui peut pas jouer sans l'Océan sous les fesses, c'est ça?
‑ Ouais. »
Les présentations étaient faites.