PADURA Leonardo - Vents de Carême(p. 101-102)
... - Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans tout ce que tu m'as raconté?
- Tous est vrai.
Elle avait profité de la pause des musiciens pour lui poser la question en le regardant dans les yeux. Il sert du rhum dans les deux verres et ajoute des glaçons dans celui de Karina. Les lumières ont baissé d'intensité et le silence est un soulagement difficile à supporter. Toutes les tables du club sont occupées et les rayons ambrés des projecteurs teintent les nuages de fumée qui flottent au plafond, à la recherche d'une issue impossible. Le Conde observe ces oiseaux de nuit convoqués par l'alcool et un jazz trop strident et pompeux à son goût, bien arrêté en matière de jazz : de Duke Ellington à Louis Armstrong, d'Ella Fitzgerald à Sarah Vaughan, son classicisme ne lui a permis que d'adopter très récemment - sur les instances enthousiastes du Flaco - Chick Corea avec Al Dimeola et quelques morceaux de Gonzalo Rubalcava Jr. Avec ses lumières tamisées et ses éclats discrets, le lieu dégage une magie palpable qui plaît au Conde : il aime la vie nocturne et au Rio Club on peut encore respirer une atmosphère de bohème et d'antre pour initiés qui n'existe plus dans les autres boîtes de la ville. Il sait que l'âme profonde de La Havane est en train de se transformer en quelque chose d'opaque et sans nuances qui l'alarme comme une maladie incurable, et il éprouve la nostalgie d'une époque perdue, qu'il n'a jamais connue : celle des vieux bars de la Playa où régnait le Chori et ses timbales, les comptoirs du port où une faune, aujourd'hui en voie d'extinction, passait les heures devant un rhum, à côté d'un tourne-disque, à chanter tristement les boléros de Benny, Valejo et Vicentico Valdés, la vie dissipée des cabarets qui fermaient à l'aube, quand on ne pouvait plus supporter la moindre gorgée d'alcool ni le mal de tête...
- Tous est vrai.
Elle avait profité de la pause des musiciens pour lui poser la question en le regardant dans les yeux. Il sert du rhum dans les deux verres et ajoute des glaçons dans celui de Karina. Les lumières ont baissé d'intensité et le silence est un soulagement difficile à supporter. Toutes les tables du club sont occupées et les rayons ambrés des projecteurs teintent les nuages de fumée qui flottent au plafond, à la recherche d'une issue impossible. Le Conde observe ces oiseaux de nuit convoqués par l'alcool et un jazz trop strident et pompeux à son goût, bien arrêté en matière de jazz : de Duke Ellington à Louis Armstrong, d'Ella Fitzgerald à Sarah Vaughan, son classicisme ne lui a permis que d'adopter très récemment - sur les instances enthousiastes du Flaco - Chick Corea avec Al Dimeola et quelques morceaux de Gonzalo Rubalcava Jr. Avec ses lumières tamisées et ses éclats discrets, le lieu dégage une magie palpable qui plaît au Conde : il aime la vie nocturne et au Rio Club on peut encore respirer une atmosphère de bohème et d'antre pour initiés qui n'existe plus dans les autres boîtes de la ville. Il sait que l'âme profonde de La Havane est en train de se transformer en quelque chose d'opaque et sans nuances qui l'alarme comme une maladie incurable, et il éprouve la nostalgie d'une époque perdue, qu'il n'a jamais connue : celle des vieux bars de la Playa où régnait le Chori et ses timbales, les comptoirs du port où une faune, aujourd'hui en voie d'extinction, passait les heures devant un rhum, à côté d'un tourne-disque, à chanter tristement les boléros de Benny, Valejo et Vicentico Valdés, la vie dissipée des cabarets qui fermaient à l'aube, quand on ne pouvait plus supporter la moindre gorgée d'alcool ni le mal de tête...