SCHUL JEAN JACQUES - Ingrid Caven (p. 99-101)
... Johannes Brahms, dit‑on, était amateur de bordels, c'est qu'il aimait
parfois composer, chez la madame Claude de l'époque, à Vienne... Chez Frau Claudia! Peut être
l'avait‑il essayée en chantonnant au piano, sur une pute, cette berceuse
nécrophile, entre deux coups :
Petits clous! Lit de roses!
Aimez‑vous toujours Brahms?
Elle était en grande forme, un soudain concentré d'énergie, souple et détendue et sans angoisse, tout ça en même temps, et elle attaqua le A directement sur la voix sans la peur du fameux terrible Glottischlag qui rend aphone sur le coup et alors : concert stoppé net dès le A de Ave : Salut et au revoir! La douche de lumière accentuait le type d'ossature de son visage : front large, hautes pommettes saillantes, narines un peu trop évasées et aplaties – le nez de canard : on dit que ces formes font résonner le palais d'un son spécial. Les mains sagement le long du corps, on aurait dit une communiante en jupe plissée, on oubliait la longue robe de vamp. Mais le ton de la voix n'était ni une complainte, ni une invocation. Ce chant d'église ne semblait pas vraiment s'adresser au ciel. Ce A était sauvage, il liait la prière au son. vulgaire d'une ville sale, c'était souligné par l'accord de blues en riff de la contrebasse, l'appel venait de la rue, même des bas‑fonds.
C'était un A noir. Mais dès la deuxième syllabe, elle la reprit doucement dans un son plus fin, plus « beau », gratia plenum
Gratia plena
la bouche rouge seul indice persistant de la supplique encanaillée.
Prisonnière dans le triple faisceau croisé de lumière, ses mains se referment un instant sur le micro
Sancta Maria
Maria
Elle lève les bras en l'air et rythme la chanson du pied gauche. Pense‑t‑elle aux Maria qu'elle connaît et qu'elle aime : Maria Montez Maria Malibran Maria Schneider Maria Schrader Maria Callas qui avait toujours cousu à la doublure de sa robe de scène une petite poupée madone en tissu sur fil de fer ? Maintenant, c'est un gospel, une imprécation envers cette femme, bénie parce que proche du Seigneur: faut‑il être près du Seigneur pour être bénie et avoir un petit jésus dans le ventre pour être une femme magnifiée?! Alors, elle tape du pied, ou plutôt de la chaussure vernie à talons aiguilles Manolo Blahnik, en hurlant :
Ma‑ri‑a! Ma‑ri‑a!
Le micro, mal calé, se dévisse vers la gauche. Elle le remet, d'une gifle, face à elle : qui gifle‑t‑elle? Pas Maria, quand même?! Ses mains se referment à nouveau calmement, lentement sur le microphone, elle aspire longuement, longuement, puis dans une suave supplique
Ora pro noo‑oobis
C'est très doux, ces quatre o, voyelles calmes, apaisées, comme un sonnet, l'azur, l'éternité retrouvée: la mer. Elle expire en profondeur. Elle est une colonne d'air : le son est une petite baffe sur le sommet d'un jet d'eau qu'un mécanisme propulse et maintient dans son rythme. Sans effort perceptible, sinon un frémissement ondoyant du satin à hauteur de sternum. Et elle relance le souffle
Nobis pecatoribus
Elle aime ce mot pecatoribus : ce n'est plus seulement pour elle qu'elle prie maintenant, mais pour d'autres, nous autres. Elle aime être en compagnie, la sainte putain. Ce mot, elle le lance alors dans un plain‑chant jubilatoire comme un Halleluia de Haendel!
Pecaatooooribus!
Elle empoigne le pied du micro et l'incline dans le geste emblématique des rois du rock and roll : Elvis, Gêne Vincent, Buddy Holly, elle plie une jambe et le tissu de la robe se tend, irisé de lumière, c'est un mélange de rock, de prière, l'ébauche d'un geste de dominatrice S. and M., son talon haut se tord légèrement, elle met peu à peu un genou au sol, emmenant avec elle le pied du micro, devenu un manche de guitare électrique
Nunc et in hora mortis nostrae
la robe se plisse sur la jambe, sa traîne effleure le plancher au ralenti.
Petits clous! Lit de roses!
Aimez‑vous toujours Brahms?
Elle était en grande forme, un soudain concentré d'énergie, souple et détendue et sans angoisse, tout ça en même temps, et elle attaqua le A directement sur la voix sans la peur du fameux terrible Glottischlag qui rend aphone sur le coup et alors : concert stoppé net dès le A de Ave : Salut et au revoir! La douche de lumière accentuait le type d'ossature de son visage : front large, hautes pommettes saillantes, narines un peu trop évasées et aplaties – le nez de canard : on dit que ces formes font résonner le palais d'un son spécial. Les mains sagement le long du corps, on aurait dit une communiante en jupe plissée, on oubliait la longue robe de vamp. Mais le ton de la voix n'était ni une complainte, ni une invocation. Ce chant d'église ne semblait pas vraiment s'adresser au ciel. Ce A était sauvage, il liait la prière au son. vulgaire d'une ville sale, c'était souligné par l'accord de blues en riff de la contrebasse, l'appel venait de la rue, même des bas‑fonds.
C'était un A noir. Mais dès la deuxième syllabe, elle la reprit doucement dans un son plus fin, plus « beau », gratia plenum
Gratia plena
la bouche rouge seul indice persistant de la supplique encanaillée.
Prisonnière dans le triple faisceau croisé de lumière, ses mains se referment un instant sur le micro
Sancta Maria
Maria
Elle lève les bras en l'air et rythme la chanson du pied gauche. Pense‑t‑elle aux Maria qu'elle connaît et qu'elle aime : Maria Montez Maria Malibran Maria Schneider Maria Schrader Maria Callas qui avait toujours cousu à la doublure de sa robe de scène une petite poupée madone en tissu sur fil de fer ? Maintenant, c'est un gospel, une imprécation envers cette femme, bénie parce que proche du Seigneur: faut‑il être près du Seigneur pour être bénie et avoir un petit jésus dans le ventre pour être une femme magnifiée?! Alors, elle tape du pied, ou plutôt de la chaussure vernie à talons aiguilles Manolo Blahnik, en hurlant :
Ma‑ri‑a! Ma‑ri‑a!
Le micro, mal calé, se dévisse vers la gauche. Elle le remet, d'une gifle, face à elle : qui gifle‑t‑elle? Pas Maria, quand même?! Ses mains se referment à nouveau calmement, lentement sur le microphone, elle aspire longuement, longuement, puis dans une suave supplique
Ora pro noo‑oobis
C'est très doux, ces quatre o, voyelles calmes, apaisées, comme un sonnet, l'azur, l'éternité retrouvée: la mer. Elle expire en profondeur. Elle est une colonne d'air : le son est une petite baffe sur le sommet d'un jet d'eau qu'un mécanisme propulse et maintient dans son rythme. Sans effort perceptible, sinon un frémissement ondoyant du satin à hauteur de sternum. Et elle relance le souffle
Nobis pecatoribus
Elle aime ce mot pecatoribus : ce n'est plus seulement pour elle qu'elle prie maintenant, mais pour d'autres, nous autres. Elle aime être en compagnie, la sainte putain. Ce mot, elle le lance alors dans un plain‑chant jubilatoire comme un Halleluia de Haendel!
Pecaatooooribus!
Elle empoigne le pied du micro et l'incline dans le geste emblématique des rois du rock and roll : Elvis, Gêne Vincent, Buddy Holly, elle plie une jambe et le tissu de la robe se tend, irisé de lumière, c'est un mélange de rock, de prière, l'ébauche d'un geste de dominatrice S. and M., son talon haut se tord légèrement, elle met peu à peu un genou au sol, emmenant avec elle le pied du micro, devenu un manche de guitare électrique
Nunc et in hora mortis nostrae
la robe se plisse sur la jambe, sa traîne effleure le plancher au ralenti.