DONGALA Emmanuel - Jazz et vin de palme (p.182-185)
A LOVE SUPREME
...L'ESPRIT humain est ainsi fait que, confronté à des choses qui le dépassent, il cherche toujours un petit fil auquel se raccrocher. Or, ce à quoi je croyais était justement ce qui venait de disparaître. Depuis que j'avais perdu la foi en Dieu, j'avais traîné mon esprit un peu partout pour trouver la voie qui me mènerait à la connaissance, à la signification des choses. C'est ainsi que j'ai découvert la musique ; non, pas vraiment, on ne découvre pas la musique chez nous, on naît avec. Mais je veux dire que grâce à J. C., la musique était devenue autre chose, un moyen, un médium ; elle était une passion, elle avait un sens.
Quand j'arrivai de mon Afrique natale, je ne connaissais que vaguement la musique classique d'Armstrong, d'Ellington ou encore de Bessie Smith et Scott Joplin entre autres. je l'aimais bien d'ailleurs et j'avais même quelques disques. je trouvais cette musique émouvante parce que nostalgique, et chaque fois que j'écoutais ces vieux morceaux, inévitablement, se dessinaient dans ma mémoire les grandes plantations de coton, les bateaux à aubes qui remontaient le Mississippi,
Saint‑Louis, Kansas City, Chicago et enfin Harlem, New York. Quand j'avais le cafard, je me plongeais dans l'âme profonde et douloureuse de Billie Holfiday ou de Ma Rainey. À l'inverse, je sautillais sur les rythmes gaillards et égrillards de Fats Waller ou de Willie Smith le lion. En fait, pour moi, cette musique était un peu un musée où je retrouvais une partie de l'histoire de notre peuple, mais aussi une impasse. Et Charlie Parker, me direz‑vous ? Eh bien, tout simplement, je ne le connaissais pas ; ce ne sera que plus tard, grâce d'ailleurs à J. C., que je le découvrirai ; cela a plutôt été dommage car, habitué aux nouvelles frontières que J. C. franchissait à chaque nouveau disque, je n'ai jamais été capable d'apprécier pleinement la révolution que réalisa Bird.
C'est alors que je rencontrai Splivie. Peu importe quand, où et comment, car c'est de J. C. qu'il s'agit aujourd'hui et non pas de Splivie. Peu après, je quittai le New jersey où j'habitais pour m'installer à New York même, à Greenwich Village. Comme le temps passe vite ! Il y avait cinq ans déjà, qu'un soir où, n'ayant rien à faire, nous avions décidé d'aller au Village Gate pour écouter et découvrir un peu cette « New Thing » dont on parlait un peu partout...
Je commençais à m'assoupir malgré la chaleur incommode lorsque la porte s'ouvrit. C'était sûrement Nancy qui rentrait. je l'entendis fourrager dans le réfrigérateur, elle prit une bouteille de Coca, la décapsula ; elle s'était mise à l'aise, elle n'avait gardé que son slip quand elle entra dans la chambre à coucher... Qu'elle était belle, Nancy! je ne la décrirai pas afin de ne pas retomber dans les éternels clichés qu'on emploie chaque fois que l'on parle de jolies femmes. Mais elle avait une chose de plus que toutes les jolies femmes du monde, son nom était pour moi inextricablement lié à celui de J. C. ; nos doigts se sont effleurés pour la première fois en écoutant ce dernier jouer au saxophone tenor In a sentimental mood avec Duke au piano ; à la fin du disque nous nous embrassions. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés et nous dépensons nos sous à la recherche des disques rares du musicien qui nous a unis.
‑ Nancy! Elle s'arrêta, surprise de me voir couché.
‑ Mais qu'est‑ce que tu fais là à cette heure‑ci ? T'es malade ?
‑ Non... plutôt si, ça m'a rendu malade
‑ Qu'est‑ce qui t'a rendu malade ?
‑ Nancy, J. C. est mort.
Comme un film au ralenti, elle s'affaissa sur le tapis et s'évanouit. je sautai du lit affolé, mais elle revint à elle assez vite et se mit immédiatement en colère
‑ J. C. est mort et tu es là à ne rien foutre ! Tu es là couché comme un bon à rien ! Elle balança le verre de Coca‑Cola contre le mur tout en continuant à m'engueuler, à crier. je ne voyais vraiment pas ce que j'avais fait. Elle criait, faisait tomber tout ce qu'elle touchait, puis elle se mit à fumer cigarette sur cigarette sans s'occuper de moi. Enfin elle se calma, s'assit et se mit à pleurer.
Je téléphonai à Washington à Michel Fiator, un copain du Dahomey, mais sa femme me dit qu'il n'était pas là. J'essayai de joindre Archie Shepp qui était en France, mais on me dit qu'il était au festival de Châteauvallon ; j'essayai en dernier ressort de joindre le poète Imamu Baraka, mais il avait quitté Newark la veille pour une série de conférences et de lectures en Californie. Il était également trop tôt pour contacter les gens que je connaissais à New York, ils étaient encore au boulot. Alors j'étais seul avec Nancy, nous étions seuls. je sortis tout ce que nous possédions comme alcool et je me mis à passer tous les disques que nous avions de J. C. Nous écoutions. Nous écoutions ? Non, nous étions la musique et cette musique était J. C. Nous vidâmes le bourbon qui restait et je me mis au gin. J'étais éméché, mais lucide. Je buvais cette musique tandis que Nancy, la tête entre mes cuisses, s'était assoupie. J. C !
...L'ESPRIT humain est ainsi fait que, confronté à des choses qui le dépassent, il cherche toujours un petit fil auquel se raccrocher. Or, ce à quoi je croyais était justement ce qui venait de disparaître. Depuis que j'avais perdu la foi en Dieu, j'avais traîné mon esprit un peu partout pour trouver la voie qui me mènerait à la connaissance, à la signification des choses. C'est ainsi que j'ai découvert la musique ; non, pas vraiment, on ne découvre pas la musique chez nous, on naît avec. Mais je veux dire que grâce à J. C., la musique était devenue autre chose, un moyen, un médium ; elle était une passion, elle avait un sens.
Quand j'arrivai de mon Afrique natale, je ne connaissais que vaguement la musique classique d'Armstrong, d'Ellington ou encore de Bessie Smith et Scott Joplin entre autres. je l'aimais bien d'ailleurs et j'avais même quelques disques. je trouvais cette musique émouvante parce que nostalgique, et chaque fois que j'écoutais ces vieux morceaux, inévitablement, se dessinaient dans ma mémoire les grandes plantations de coton, les bateaux à aubes qui remontaient le Mississippi,
Saint‑Louis, Kansas City, Chicago et enfin Harlem, New York. Quand j'avais le cafard, je me plongeais dans l'âme profonde et douloureuse de Billie Holfiday ou de Ma Rainey. À l'inverse, je sautillais sur les rythmes gaillards et égrillards de Fats Waller ou de Willie Smith le lion. En fait, pour moi, cette musique était un peu un musée où je retrouvais une partie de l'histoire de notre peuple, mais aussi une impasse. Et Charlie Parker, me direz‑vous ? Eh bien, tout simplement, je ne le connaissais pas ; ce ne sera que plus tard, grâce d'ailleurs à J. C., que je le découvrirai ; cela a plutôt été dommage car, habitué aux nouvelles frontières que J. C. franchissait à chaque nouveau disque, je n'ai jamais été capable d'apprécier pleinement la révolution que réalisa Bird.
C'est alors que je rencontrai Splivie. Peu importe quand, où et comment, car c'est de J. C. qu'il s'agit aujourd'hui et non pas de Splivie. Peu après, je quittai le New jersey où j'habitais pour m'installer à New York même, à Greenwich Village. Comme le temps passe vite ! Il y avait cinq ans déjà, qu'un soir où, n'ayant rien à faire, nous avions décidé d'aller au Village Gate pour écouter et découvrir un peu cette « New Thing » dont on parlait un peu partout...
Je commençais à m'assoupir malgré la chaleur incommode lorsque la porte s'ouvrit. C'était sûrement Nancy qui rentrait. je l'entendis fourrager dans le réfrigérateur, elle prit une bouteille de Coca, la décapsula ; elle s'était mise à l'aise, elle n'avait gardé que son slip quand elle entra dans la chambre à coucher... Qu'elle était belle, Nancy! je ne la décrirai pas afin de ne pas retomber dans les éternels clichés qu'on emploie chaque fois que l'on parle de jolies femmes. Mais elle avait une chose de plus que toutes les jolies femmes du monde, son nom était pour moi inextricablement lié à celui de J. C. ; nos doigts se sont effleurés pour la première fois en écoutant ce dernier jouer au saxophone tenor In a sentimental mood avec Duke au piano ; à la fin du disque nous nous embrassions. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés et nous dépensons nos sous à la recherche des disques rares du musicien qui nous a unis.
‑ Nancy! Elle s'arrêta, surprise de me voir couché.
‑ Mais qu'est‑ce que tu fais là à cette heure‑ci ? T'es malade ?
‑ Non... plutôt si, ça m'a rendu malade
‑ Qu'est‑ce qui t'a rendu malade ?
‑ Nancy, J. C. est mort.
Comme un film au ralenti, elle s'affaissa sur le tapis et s'évanouit. je sautai du lit affolé, mais elle revint à elle assez vite et se mit immédiatement en colère
‑ J. C. est mort et tu es là à ne rien foutre ! Tu es là couché comme un bon à rien ! Elle balança le verre de Coca‑Cola contre le mur tout en continuant à m'engueuler, à crier. je ne voyais vraiment pas ce que j'avais fait. Elle criait, faisait tomber tout ce qu'elle touchait, puis elle se mit à fumer cigarette sur cigarette sans s'occuper de moi. Enfin elle se calma, s'assit et se mit à pleurer.
Je téléphonai à Washington à Michel Fiator, un copain du Dahomey, mais sa femme me dit qu'il n'était pas là. J'essayai de joindre Archie Shepp qui était en France, mais on me dit qu'il était au festival de Châteauvallon ; j'essayai en dernier ressort de joindre le poète Imamu Baraka, mais il avait quitté Newark la veille pour une série de conférences et de lectures en Californie. Il était également trop tôt pour contacter les gens que je connaissais à New York, ils étaient encore au boulot. Alors j'étais seul avec Nancy, nous étions seuls. je sortis tout ce que nous possédions comme alcool et je me mis à passer tous les disques que nous avions de J. C. Nous écoutions. Nous écoutions ? Non, nous étions la musique et cette musique était J. C. Nous vidâmes le bourbon qui restait et je me mis au gin. J'étais éméché, mais lucide. Je buvais cette musique tandis que Nancy, la tête entre mes cuisses, s'était assoupie. J. C !