TOLSTOI Léon - La sonate à Kreutzer (p.188-189)
... Le dîner fut, comme tous les dîners,
ennuyeux et guindé. On commença à faire de la musique assez tôt. Ah! comme je
me souviens de tous les détails de cette soirée! Je me rappelle qu'il apporta
son violon, en ouvrit la boîte, en retira une petite couverture brodée pour lui
par une dame, puis l'instrument qu'il se mit à accorder. Je me rappelle que ma
femme s'assit au piano, d'un air qui voulait être indifférent et sous lequel je
voyais qu'elle cachait une grande timidité... timidité principalement devant son
savoir‑faire. Elle s'assit avec cet air affecté, puis ce furent les la habituels du piano, les pizzicati du
violon, la mise en place des partitions. Je me rappelle ensuite le regard
qu'ils échangèrent : ils se tournèrent pour jeter un coup d’œil sur les assistants,
se dirent quelques mots et cela commença. Elle attaqua le premier accord. Le
visage de Troukhatchevski prit une expression sympathique, sévère, sérieuse et,
attentif à ses propres sons, il fit vibrer les cordes avec des doigts délicats
et répondit au piano. Et cela commença...
Pozdnychev s'arrêta et fit entendre plusieurs fois ces sons qui lui étaient particuliers. Il voulut reprendre, mais il renifla et s'arrêta encore.
‑ Ils jouaient la sonate à Kreutzer de Beethoven. Connaissez‑vous le premier presto? Vous le connaissez! s'écria‑t‑il. Ah! Quelle chose terrible que cette sonate! Surtout ce mouvement‑là. Et, en général, quelle chose terrible que la musique! Qu'est‑ce exactement ? Je ne le saisis pas. Qu'est‑ce que la musique ? Quelle est son action ? Et pourquoi agit‑elle comme elle le fait? On dit que la musique agit de façon à élever l'âme... quelle stupidité, quel mensonge! Elle agit, elle agit terriblement, je parle pour moi, mais nullement de façon à élever l'âme. Elle n'agit ni de façon à élever l'âme, ni de façon à l'abaisser, mais de façon à l'exaspérer. Comment vous dire ? La musique m'oblige à m'oublier, à oublier ma vraie condition, elle me transporte dans un état qui n'est pas le mien; sous l'influence de la musique, j'ai l'impression que je sens ce qu'en réalité je ne sens pas, que je comprends ce que je ne comprends pas, que je peux ce que je ne peux pas. J'explique cela en disant que la musique agit comme le bâillement, comme le rire; je n'ai pas sommeil, mais je bâille en voyant quelqu'un bâiller; je n'ai aucune raison de rire, mais je ris en entendant quelqu'un rire.
La musique, elle, me transporte d'emblée, immédiatement, dans l'état d'âme où se trouvait celui qui l'a écrite. Je confonds mon âme avec la sienne et avec lui je passe d'un état à un autre, mais pourquoi je fais cela, je l'ignore. L'homme qui a écrit mettons la sonate à Kreutzer, Beethoven, savait pourquoi il se trouvait dans cet état qui l'a porté à certains actes, aussi pour lui cet état a une signification, pour moi aucune. C'est pourquoi la musique ne fait qu'irriter, elle ne conclut pas. Si par exemple on joue une marche militaire, les soldats défilent à son rythme et la musique a atteint son but; on a joué une danse, j'ai dansé pendant ce temps là, la musique a atteint son but; autrement, ce n'est qu'une surexcitation et qu'y a‑t‑il à faire au sein de cette surexcitation ? Rien. C'est pourquoi la musique exerce parfois une action si terrible, si redoutable. En Chine, la musique est l'affaire de l'État. C'est ainsi que cela doit être. Peut‑on admettre que n'importe qui puisse à son gré hypnotiser seul une ou plusieurs personnes et ensuite faire d'elles ce qu'il veut ? Et surtout que cet hypnotiseur soit le premier homme de mauvaises mœurs rencontré en chemin?..
Pozdnychev s'arrêta et fit entendre plusieurs fois ces sons qui lui étaient particuliers. Il voulut reprendre, mais il renifla et s'arrêta encore.
‑ Ils jouaient la sonate à Kreutzer de Beethoven. Connaissez‑vous le premier presto? Vous le connaissez! s'écria‑t‑il. Ah! Quelle chose terrible que cette sonate! Surtout ce mouvement‑là. Et, en général, quelle chose terrible que la musique! Qu'est‑ce exactement ? Je ne le saisis pas. Qu'est‑ce que la musique ? Quelle est son action ? Et pourquoi agit‑elle comme elle le fait? On dit que la musique agit de façon à élever l'âme... quelle stupidité, quel mensonge! Elle agit, elle agit terriblement, je parle pour moi, mais nullement de façon à élever l'âme. Elle n'agit ni de façon à élever l'âme, ni de façon à l'abaisser, mais de façon à l'exaspérer. Comment vous dire ? La musique m'oblige à m'oublier, à oublier ma vraie condition, elle me transporte dans un état qui n'est pas le mien; sous l'influence de la musique, j'ai l'impression que je sens ce qu'en réalité je ne sens pas, que je comprends ce que je ne comprends pas, que je peux ce que je ne peux pas. J'explique cela en disant que la musique agit comme le bâillement, comme le rire; je n'ai pas sommeil, mais je bâille en voyant quelqu'un bâiller; je n'ai aucune raison de rire, mais je ris en entendant quelqu'un rire.
La musique, elle, me transporte d'emblée, immédiatement, dans l'état d'âme où se trouvait celui qui l'a écrite. Je confonds mon âme avec la sienne et avec lui je passe d'un état à un autre, mais pourquoi je fais cela, je l'ignore. L'homme qui a écrit mettons la sonate à Kreutzer, Beethoven, savait pourquoi il se trouvait dans cet état qui l'a porté à certains actes, aussi pour lui cet état a une signification, pour moi aucune. C'est pourquoi la musique ne fait qu'irriter, elle ne conclut pas. Si par exemple on joue une marche militaire, les soldats défilent à son rythme et la musique a atteint son but; on a joué une danse, j'ai dansé pendant ce temps là, la musique a atteint son but; autrement, ce n'est qu'une surexcitation et qu'y a‑t‑il à faire au sein de cette surexcitation ? Rien. C'est pourquoi la musique exerce parfois une action si terrible, si redoutable. En Chine, la musique est l'affaire de l'État. C'est ainsi que cela doit être. Peut‑on admettre que n'importe qui puisse à son gré hypnotiser seul une ou plusieurs personnes et ensuite faire d'elles ce qu'il veut ? Et surtout que cet hypnotiseur soit le premier homme de mauvaises mœurs rencontré en chemin?..