GIDE André - La Symphonie pastorale (p.54-55)
... Tout occupé par mes comparaisons, je n'ai point dit encore l'immense plaisir que Gertrude avait pris à ce concert de Neuchâtel. On y jouait "précisément" La Symphonie pastorale. Je dis "précisément" car il n'est, on le comprend aisément, pas une oeuvre que j'eusse pu davantage souhaiter de lui faire entendre. Longtemps après que nous eûmes quitté la salle de concert, Gertrude restait encore silencieuse et comme noyée dans l'extase.
- Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi beau que cela ? dit-elle enfin.
- Aussi beau que quoi, ma chérie?
- Que cette "scène au bord du ruisseau".
Je ne lui répondis pas aussitôt, car je réfléchissais que ces harmonies ineffables peignaient, non point le monde tel qu'il était, mais bien tel qu'il aurait pu être, qu'il pourrait être sans le mal et sans le péché. Et jamais encore je n'avais osé parler à Gertrude du mal, du péché, de la mort.
- Ceux qui ont des yeux, dis-je enfin, ne connaissent pas leur bonheur.
- Mais moi qui n'en ai point, s'écria-t-elle aussitôt, je connais le bonheur d'entendre.
Elle se serrait contre moi tout en marchant et elle pesait à mon bras comme font les petits enfants :
- pasteur, est-ce que vous sentez combien je suis heureuse? Non, non, je ne dis pas cela pour vous faire plaisir. Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l'ont dit n'est pas vrai? Moi, je le reconnais si bien à la voix. Vous souvenez-vous du jour où vous m'avez répondu que vous ne pleuriez pas, après que ma tante (c'est ainsi qu'elle appelait ma femme) vous avait reproché de ne rien savoir faire pour elle; je me suis écriée : "Pasteur, vous mentez!" Oh! je l'ai senti tout de suite à votre voix, que vous ne me disiez pas la vérité; je n'ai pas eu besoin de toucher vos joues, pour savoir que vous aviez pleuré. Et elle le répéta très haut : " Non, je n'avais pas besoin de toucher vos joues" ce qui me fit rougir, parce que nous étions encore dans la ville et que des passants se retournèrent...
- Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi beau que cela ? dit-elle enfin.
- Aussi beau que quoi, ma chérie?
- Que cette "scène au bord du ruisseau".
Je ne lui répondis pas aussitôt, car je réfléchissais que ces harmonies ineffables peignaient, non point le monde tel qu'il était, mais bien tel qu'il aurait pu être, qu'il pourrait être sans le mal et sans le péché. Et jamais encore je n'avais osé parler à Gertrude du mal, du péché, de la mort.
- Ceux qui ont des yeux, dis-je enfin, ne connaissent pas leur bonheur.
- Mais moi qui n'en ai point, s'écria-t-elle aussitôt, je connais le bonheur d'entendre.
Elle se serrait contre moi tout en marchant et elle pesait à mon bras comme font les petits enfants :
- pasteur, est-ce que vous sentez combien je suis heureuse? Non, non, je ne dis pas cela pour vous faire plaisir. Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l'ont dit n'est pas vrai? Moi, je le reconnais si bien à la voix. Vous souvenez-vous du jour où vous m'avez répondu que vous ne pleuriez pas, après que ma tante (c'est ainsi qu'elle appelait ma femme) vous avait reproché de ne rien savoir faire pour elle; je me suis écriée : "Pasteur, vous mentez!" Oh! je l'ai senti tout de suite à votre voix, que vous ne me disiez pas la vérité; je n'ai pas eu besoin de toucher vos joues, pour savoir que vous aviez pleuré. Et elle le répéta très haut : " Non, je n'avais pas besoin de toucher vos joues" ce qui me fit rougir, parce que nous étions encore dans la ville et que des passants se retournèrent...