GUARNIERI Luigi - Une étrange histoire d'amour (p.160-161)
... Je me souviens d'un jour où je discutais avec Joseph, bon musicien amateur lui aussi. Dans sa gentillesse, il disait des merveilles de mon Quartette en do mineur op.60, une composition qui remontait à 1874, mais basée sur la réécriture d'une version en do dièse mineur de 1856. Il me racontait que, s'il n'avait pas eu mal à un doigt, il aurait continué à jouer le premier mouvement du quatuor même après minuit, sans égard pour ses enfants en bas âge ni pour les autres personnes de la maison. La puissance de l'invention, la construction si bien pensée et si solide de ce morceau lui rappelaient le premier mouvement de je ne sais plus quelle symphonie de Beethoven. Il comparait l’atmosphère de ces deux ouvres, qu'il aimait beaucoup, à celle de mon Quatuor pour cordes en do mineur, sans doute parce que le do mineur était sa tonalité préférée. Je n'ai pu m'empêcher de sourire de ses théories musicales inconséquentes. Widmann s'est excusé - "Pardonnez-moi ces divagations d'amateur", a-t-il dit. Puis il a exposé une de ses curieuses théories didactiques, selon laquelle les grands musiciens tels que l'auteur de ces lignes (ainsi que tous les grands artistes en général) avaient pour devoir, ou plutôt pour mission sociale, de mettre le patrimoine de leurs profondes connaissances à la disposition des nouvelles générations, pour favoriser la diffusion d'une éducation solide, harmonieuse, variée et complète. Celle que lui, par exemple, n'avait par reçue dans le domaine musical. Il m'a donc proposé de créer une bourse d'études destinée, après ma mort, à soutenir les jeunes compositeurs. Irrité par cette allusion macabre à ma mort - un sujet que je n'avais aucune envie d'évoquer -, je suis aussitôt monté sur mes grands chevaux, et j'ai hurlé que je ne voulais pas en entendre parler. Ce n'était qu'un moyen d'aider les médiocres : les bourses d'études n'allaient jamais à ceux qui les méritaient vraiment. Les vrais artistes, ai-je dit, sont toujours en opposition radicale avec les tendances musicales de leurs contemporains, donc les moins aptes à glaner des reconnaissances. Les vrais artistes vivent de défis, posent des questions dérangeantes, nourrissent une répugnance profonde pour tout ce qui est éphémère, passager, tout ce qui est important aujourd'hui et ne le sera plus demain...