CERF Muriel - Dramma per musica (p.19-22)
...“Oh cette voix m’est entrée dans le
cœur”, rêve Lucia di Lammermoor. Et elle le fit, dans notre cœur à
tous, et son sang passa dans le nôtre, cette palpitation d'un sang qui
montait à sa gorge en houles pulsatiles, violentes, adorantes. Voix chamanique,
possédée, tremblante, de l'ivresse, voix hallucinogène, forçant les portes de
la raison, les limites du chant, celles du possible, s'envolant vers un autre
soleil, voix primordiale qui vous prenait par la main et vous faisait franchir
des passerelles arachnéennes et frôler le vide comme l'Amina de La Somnambule, voix des passions nues,
il y avait des armes blanches et du sang et des agenouillements dans cette
voix, inhumaine à force d'être humaine et d'hystériquement tout dire, voix qui
fait jouir et meurt d'une jouissance trop forte et désespérée, non, la Rosine
du Barbier de Séville n'était pas
pour cette voix qui allait aux franges de la mort et des sorts; pierreuse,
scintillante, louvoyante, sombrée, et le ciel en frémissait et ses mains
étaient des oiseaux de passage, voix nocturne, voluptés déroulées comme les
plus doux tapis de l'Orient pour le pied d'un dieu; voix barbare, votive,
holocauste ébloui, soudain fragiles miroirs d'argent aux innombrables
réfractions, miroirs où la lune s'enflamme, emportés par la rafale d'un vent
fou qui les brise dans une tempête étincelante et cruelle, qui a reçu un éclat
de ces miroirs dans les yeux, ne peut que voir le monde autrement ‑ si, dans le
conte d'Andersen, le miroir transporté par les démons en faisait surgir la
laideur et le mal, les miroirs brisés par la voix de Maria nous en restituaient
la beauté essentielle. Cette voix jetait des sorts, aussi, « 0 Numi, Piangete
voi, Suicidio », des sorts parfois lumineux comme des prières dites à l'aube ,
ou ceux d'une magie archaïque, et c'étaient les convocations terribles et leurs
accents de cristal noir, « Ô tutti sorgete, ministri infernali », ou s'élevait
comme on élève lentement une hostie, se voilait comme l'eau où on a jeté une
pierre, se berçait de l'harmonie retrouvée après de si hauts essors vers
l'impossible, comme un oiseau qui a volé au‑delà des nuages et plane et vient
se poser délicatement sur une vague oscillante et une mer calmée, la voix
marchait sur le sable sombre et vierge d'une grève inconnue, sous le volcan
d'une planète inexplorée, et se pliait et suppliait, funambulait et s'incurvait
sur elle‑même, inlassablement dansait sur la montagne delphique, sacrifiée
déjà, allait au bord du gouffre, se lançait, se brisait, renaissait,
s'épanouissait, s'émaciait, accusait « la... vedete... il palco funesto », et
puis cette lenteur d'un legato, cette voix qui s'étire et s'appuie comme une
main amoureuse sur un membre inerte, Vissi d'Arte,
une main mystérieuse éveille un corps endormi et en fait tressaillir la
chair, ‑ et puis rêvée délicatesse, brumes et ombres diaphanes, la lune se
montre et éclaire ce frisson sur le lac des pierres enchantées où brille encore
l'empreinte d'un pas sacré, des psaumes et du sang affleurent à la gorge, aux
commissures des longues lèvres aiguës et mobiles, une main exsangue se crispe
et moire le satin d'une robe de bal, celle de Violetta, des perles et des
bijoux tombent sur le plus précieux métal, roulent, se dissolvent, et leur
nacre luit de plus d'irisations que n'en peut contenir le feu de leur spectre,
et la voix nous laisse purifiés, las et exaucés, dans une obscurité clémente,
après elle, toute lumière nous aurait blessés, cette voix nous laisse rédemptés
et consolés comme après l'amour ‑ qu'était‑ce d'autre?
Et qu'elle était belle, Maria! belle, avec ce masque stylisé de Crétoise aux trop grands yeux, à la trop grande bouche, avec ce cou et ces mains si pâles et maigres et longs, qu'elle était belle, la magicienne sombre aux yeux cernés de noir, avez‑vous vu s'ouvrir démesurément cet oeil qui flambait de colère quand la bouche se tordait pour menacer, Io, Medea, quand le masque s'arrimait sèchement aux épines des pommettes, quand, à travers ce masque d'idole païenne, on entrevoyait l'ivoire du squelette, tout comme, à travers la voix, la mort et son arrière‑monde ‑ et ce masque parfois presque funéraire, comme il pouvait changer! comme il changea, quand elle fut cette Tosca impatiente, jalouse ces bras d'adolescente, cette robe rouge comme une longue torche enflammée ‑ et d'une grâce immaculée, cette Tosca sur le visage de qui se mêlaient la vivacité, l'inquiétude, l'érotisme et l'enfance, cette enfance dont elle eut toujours le sérieux profond.
Ils se croisaient sous ses fenêtres, et elle était seule, la prima donna assoluta, seule avec le manteau cramoisi du dernier acte de Norma, la perruque et les poignards de scène de Médée, les éventails de Violetta et de Cio‑Cio‑San, un petit mouchoir en dentelle ayant appartenu à la Malibran, seule, regardant des westerns à la télévision, le visage enduit de crèmes inutiles, avant ce 17 septembre où elle se leva tard, alla vers sa salle de bains, tomba, et à l'encontre de toutes les divas, au finale, ne se releva pas. On mit en berne le drapeau de la Scala de Milan, qui avait été son théâtre, après de triviales et atroces complications, ses cendres furent jetées dans cette mer qu'elle aimait, au large de ces côtes grecques d'où elle était venue pour chanter. La grande voix effrayante s'est tue, « ho dato tutto a te », qui nous avait tout donné.
Et qu'elle était belle, Maria! belle, avec ce masque stylisé de Crétoise aux trop grands yeux, à la trop grande bouche, avec ce cou et ces mains si pâles et maigres et longs, qu'elle était belle, la magicienne sombre aux yeux cernés de noir, avez‑vous vu s'ouvrir démesurément cet oeil qui flambait de colère quand la bouche se tordait pour menacer, Io, Medea, quand le masque s'arrimait sèchement aux épines des pommettes, quand, à travers ce masque d'idole païenne, on entrevoyait l'ivoire du squelette, tout comme, à travers la voix, la mort et son arrière‑monde ‑ et ce masque parfois presque funéraire, comme il pouvait changer! comme il changea, quand elle fut cette Tosca impatiente, jalouse ces bras d'adolescente, cette robe rouge comme une longue torche enflammée ‑ et d'une grâce immaculée, cette Tosca sur le visage de qui se mêlaient la vivacité, l'inquiétude, l'érotisme et l'enfance, cette enfance dont elle eut toujours le sérieux profond.
Ils se croisaient sous ses fenêtres, et elle était seule, la prima donna assoluta, seule avec le manteau cramoisi du dernier acte de Norma, la perruque et les poignards de scène de Médée, les éventails de Violetta et de Cio‑Cio‑San, un petit mouchoir en dentelle ayant appartenu à la Malibran, seule, regardant des westerns à la télévision, le visage enduit de crèmes inutiles, avant ce 17 septembre où elle se leva tard, alla vers sa salle de bains, tomba, et à l'encontre de toutes les divas, au finale, ne se releva pas. On mit en berne le drapeau de la Scala de Milan, qui avait été son théâtre, après de triviales et atroces complications, ses cendres furent jetées dans cette mer qu'elle aimait, au large de ces côtes grecques d'où elle était venue pour chanter. La grande voix effrayante s'est tue, « ho dato tutto a te », qui nous avait tout donné.