CORTAZAR Julio - L'homme à l'affût (p.19-20)
... Je suis un critique de
jazz assez sensible pour sentir mes limites et comprendre que ce que je pense est au-dessous du plan
où le pauvre Johnny essaie d'avancer avec ses phrases tronquées, ses soupirs,
ses rages soudaines et ses pleurs. Il s'en fiche, lui, que je le trouve génial
et jamais il n'a tiré gloire de sa musique qui est bien au-delà de celle que
jouent ses compagnons.
Je pense avec mélancolie qu'il est, lui, au « commencement » de son saxo et que je suis, moi, à la « fin». Il est la bouche, lui, et moi, l'oreille, pour ne pas dire qu'il est la bouche et que je suis... Tout critique, hélas, est le triste aboutissement de quelque chose qui a commencé comme une saveur, comme le délice de mordre et de mâcher. Et la bouche remue à nouveau, la grande langue gourmande de Johnny rattrape un petit jet de salive qui lui coulait sur les lèvres. Les mains décrivent des courbes dans l'air.
Bruno, si un jour tu pouvais écrire tout ça.. Pas pour moi, tu comprends, qu'est-ce que ça peut me faire à moi. Mais ça doit être beau, je sens que ça doit être beau. J'étais en train de dire que dès que j'ai commencé à jouer, tout môme, je me suis aperçu que le temps changeait.
J'ai raconté ça une fois à Jim et il m'a dit que tout le monde éprouve la même chose dès qu'on commence à s'abstraire... C'est ce qu'il a dit : "Dès qu'on commence à s'abstraire."
Mais je ne m'abstrais pas, moi, quand je joue. Je change simplement d'endroit. C'est comme dans l'ascenseur : tu es là, tu parles avec des gens, tu ne sens rien d'extraordinaire et pendant ce temps tu passes le premier étage, le dixième, le vingtième et la ville reste là-bas, dans le fond, et toi tu es en train de finir la phrase que tu avais commencée au rez-de-chaussée, et entre les premiers mots et les derniers il y a cinquante-deux étages. J'ai compris, quand j'ai commencé à jouer, que j'entrais dans un ascenseur mais c'était l'ascenseur du temps, tu saisis ? Ne crois pas que j'en oubliais l'hypothèque ou la religion. Seulement, à ces moments-là, l'hypothèque et la religion c'était comme les vêtements qu'on n'a pas sur le dos. Je sais que le costume est là, dans le placard, mais ne viens pas me dire qu'il existe quand je suis en pyjama. Le costume existe quand je le mets et l'hypothèque et la religion existaient quand je m'arrêtais de jouer et que la vieille arrivait avec ses cheveux dans la figure et se plaignait que je lui cassais la tête avec cette musique du diable.
Dédée nous a apporté une autre tasse de nescafé mais Johnny regardait tristement son verre vide.
Cette question du temps est' compliquée, je n'arrive pas à m'en débarasser. Je commence à comprendre que le temps n'est pas une bourse qu'on remplit à mesure qu'elle se vide. Il n'y a qu'une certaine somme de temps et après ça, adieu. Tu vois ma valise, Bruno ? On peut y mettre deux costumes et deux paires de chaussures; eh bien imagine que tu les enlèves et qu'au moment de les remettre tu t'aperçoives qu'il n'y entre qu'un costume et qu'une paire de chaussures. Mais c'est pas ça le mieux, le mieux c'est quand tu comprends tout d'un coup que tu peux mettre une boutique entière dans la valise, des centaines et des centaines de costumes comme toute cette musique que je mets dans le temps, parfois, quand je joue : la musique et ce que je pense dans le métro.
- Dans le métro ?
- Hé oui, m'on vieux, a dit Johnny d'un air sournois, le métro est une grande invention. Quand tu prends le métro, tu te rends compte de tout ce qui pourrait entrer dans ta valise.
Peut-être que ce n'est pas dans le métro que j'ai perdu le saxo...
Je pense avec mélancolie qu'il est, lui, au « commencement » de son saxo et que je suis, moi, à la « fin». Il est la bouche, lui, et moi, l'oreille, pour ne pas dire qu'il est la bouche et que je suis... Tout critique, hélas, est le triste aboutissement de quelque chose qui a commencé comme une saveur, comme le délice de mordre et de mâcher. Et la bouche remue à nouveau, la grande langue gourmande de Johnny rattrape un petit jet de salive qui lui coulait sur les lèvres. Les mains décrivent des courbes dans l'air.
Bruno, si un jour tu pouvais écrire tout ça.. Pas pour moi, tu comprends, qu'est-ce que ça peut me faire à moi. Mais ça doit être beau, je sens que ça doit être beau. J'étais en train de dire que dès que j'ai commencé à jouer, tout môme, je me suis aperçu que le temps changeait.
J'ai raconté ça une fois à Jim et il m'a dit que tout le monde éprouve la même chose dès qu'on commence à s'abstraire... C'est ce qu'il a dit : "Dès qu'on commence à s'abstraire."
Mais je ne m'abstrais pas, moi, quand je joue. Je change simplement d'endroit. C'est comme dans l'ascenseur : tu es là, tu parles avec des gens, tu ne sens rien d'extraordinaire et pendant ce temps tu passes le premier étage, le dixième, le vingtième et la ville reste là-bas, dans le fond, et toi tu es en train de finir la phrase que tu avais commencée au rez-de-chaussée, et entre les premiers mots et les derniers il y a cinquante-deux étages. J'ai compris, quand j'ai commencé à jouer, que j'entrais dans un ascenseur mais c'était l'ascenseur du temps, tu saisis ? Ne crois pas que j'en oubliais l'hypothèque ou la religion. Seulement, à ces moments-là, l'hypothèque et la religion c'était comme les vêtements qu'on n'a pas sur le dos. Je sais que le costume est là, dans le placard, mais ne viens pas me dire qu'il existe quand je suis en pyjama. Le costume existe quand je le mets et l'hypothèque et la religion existaient quand je m'arrêtais de jouer et que la vieille arrivait avec ses cheveux dans la figure et se plaignait que je lui cassais la tête avec cette musique du diable.
Dédée nous a apporté une autre tasse de nescafé mais Johnny regardait tristement son verre vide.
Cette question du temps est' compliquée, je n'arrive pas à m'en débarasser. Je commence à comprendre que le temps n'est pas une bourse qu'on remplit à mesure qu'elle se vide. Il n'y a qu'une certaine somme de temps et après ça, adieu. Tu vois ma valise, Bruno ? On peut y mettre deux costumes et deux paires de chaussures; eh bien imagine que tu les enlèves et qu'au moment de les remettre tu t'aperçoives qu'il n'y entre qu'un costume et qu'une paire de chaussures. Mais c'est pas ça le mieux, le mieux c'est quand tu comprends tout d'un coup que tu peux mettre une boutique entière dans la valise, des centaines et des centaines de costumes comme toute cette musique que je mets dans le temps, parfois, quand je joue : la musique et ce que je pense dans le métro.
- Dans le métro ?
- Hé oui, m'on vieux, a dit Johnny d'un air sournois, le métro est une grande invention. Quand tu prends le métro, tu te rends compte de tout ce qui pourrait entrer dans ta valise.
Peut-être que ce n'est pas dans le métro que j'ai perdu le saxo...